La voie Schmidt derrière Patrick Berhault
Aiguille du Midi, 2 mai 2004.
Patrick nous a quittés et devant l’ENSA tout à l’heure sa famille, ses amis, la presse et le Tout-Chamonix étaient rassemblés pour saluer une dernière fois le maître danseur. Anonyme et seul dans cette foule, je me suis laissé envahir par tous ces moments forts vécus ensemble. Patrick tu m’as non seulement sauvé la vie là-haut dans notre grotte de l’aiguille verte que tu as creusée de tes piolets, mais tu as surtout été un guide, un professeur et puis petit à petit, année après année, un confident, un Ami, un Vrai Ami.
Rencontre improbable que la nôtre, celle de la star de l’alpiniste, l’archi modeste Patrick Berhault et celle du passionné apprentis sorciers qui depuis 20 ans initie tant de jeunes à la magie de l’escalade, de la montagne et des grands espaces. Quel régal ce fut pour moi d’enfin pouvoir partager cette montagne avec quelqu’un de mon âge ! Quel régal de pouvoir suivre tes pas de danse sur le rocher ou la glace ! Que d’inoubliables fous rire aussi dont toi seul a le secret. Tu m’as tant appris Patrick !
Tout a commencé à Brest lors d’un stage que tu encadrais pour les élèves de l’ENST de Bretagne où j’enseignais. Ce jour-là, tu as libéré « Orange mécanique » 7b à Pen Hir devant nos yeux émerveillés et je me suis juré de ne pas quitter la Bretagne avant d’avoir réussi cette voie.
L’année suivante tu encadrais un stage en montagne pour ces mêmes étudiants et nous avons prolongé à deux sur le Granite Chamoniard. Tu m’ouvrais des courses inaccessibles : chaînon manquant à la Lachenal et monsieur de Meesmaker dans la face sud de l’Aiguille du Midi.
À partir de là, nous nous sommes revus tous les ans. Je traversais l’Europe seul en voiture pour te retrouver pour une semaine de vagabondage à deux. Pour toi comme pour moi, c’étaient des vacances. Tu en profitais pour revoir plein de monde et faire des repérages. Nous roulions à gauche à droite au fil nos envies. Tu me faisais découvrir tes proches chez qui nous logions souvent et tu prenais plaisir à me faire découvrir certaines de tes vieilles voies du sud : La Turbie, le Baou de Saint Janet, l’écharpe à Aiglun où tu étais arrivé en mobylette à la grande époque…
Lorsque j’ai pris six mois sabbatiques pour voyager en Amérique latine et en Afrique, j’ai commencé par m’installer un mois à Chamonix et nous avions décidé de faire plusieurs courses ensemble. Tu guettais le créneau météo pour ta trilogie dans les Ecrins que tu ne feras jamais et nous avions convenu que tu proposerais de petites courses pour « garder la forme » en attendant. C’est ainsi que nous nous sommes lancés en plein mois de février dans le Couloir Couturier avec nos skis sur le dos à l’aiguille verte pour profiter d’un créneau météo de 24 h qui n’est jamais venu. Nous sommes restés 36 h au sommet dans ces grottes que tu as creusées de tes mains et de tes piolets pendant que moi j’agonisais, incapable de faire autre chose que d’écoper la neige que tu creusais. Trop préoccupé à survivre je n’ai pas réalisé que tu me sauvais simplement la vie.
Dans notre chambre à l’hôpital de Chamonix tout le gotha de l’alpinisme chamoniard a défilé et toi tu m’introduisais toujours avec simplicité : voici mon ami Dom. Nous avons parlé, parlé et encore parlé. Tu étais plein de questions et de doutes. Je me souviendrai toujours de tes larmes lorsque qu’au téléphone ta petite Flore t’a demandé de changer de métier. Et pendant la nuit tu continuais à creuser la glace et arrachais tous les fils de perfusions.
Plutôt que de nous éloigner cette aventure nous a rapprochés. Les semaines se sont enchaînées comme un rituel tantôt en montagne avec notamment ce repérage à la goulotte cachée de l’aiguille de Saussure au Tacul pour un article de Vertical où tu as cassé tes crampons et où je t’ai vu pour la première péter un plomb, tantôt sur les falaises du sud. A Finale en Italie tu voulais me faire découvrir les voies de ton adolescence et nous avons logé chez tes amis. Nous avons ri toute la soirée et je n’ai pas capté un mot d’italien, mais j’ai senti la puissance de cette amitié qui vous liait. Le lendemain, je t’ai assuré dans le toit de « Coralie » (voie ouverte à la naissance de ta fille aînée, Coralie) et tu m’as raconté ce spectacle de danse escalade où sous les spots tu sentais le souffle de la foule en dessous. J’espère que tu n’as pas entendu le claquement de mes dents en bas alors que tu montais et descendais dans le toit au gré des fantaisies du photographe, car moi je trouillais ferme en me disant que je devais passer après. Tu m’as d’ailleurs hissé comme un sac de patates. C’était magnifique et tous tes copains italiens en bas riaient. Heureusement, le photographe avait épuisé sa réserve de pellicule. Une semaine à te suivre m’avait simplement achevé.
Nous avons aussi passé une mémorable semaine dans le Verdon. Avant de tourner un film avec Patrick Edlinger la semaine suivante, tu voulais te remettre à l’escalade au soleil après une saison hivernale à Cham. Une fois de plus tu m’as complètement épuisé. De retour en Bretagne le week-end suivant, j’avais tellement la pêche que je sortais Orange Mécanique à Pen Hir d’un coup sans en croire mes doigts. Un mois plus tard, je quittais la Bretagne pour rentrer en Belgique.
Nous avons aussi ouvert et équipé (enfin tu as …) un voie inconnue au col de la Colombière au pic Jallouvre chez toi. Un autre de tes vieux rêves. Pendant des heures, des jours je t’ai assuré pendant que tu perforais des trous des petits trous. Que de fous rires ! Il faut absolument que je refasse cette voie inconnue de tous. Je ne sais même pas le nom que tu lui as donné.
Au fil des ans, l’idée germait en moi d’essayer de passer le probatoire à l’ENSA. Tu ne m’as pas encouragé ni découragé. Tu m’as simplement dit qu’il fallait m’entraîner mais que j’avais le niveau. Ma liste de courses était suffisante et je comptais sur une grande voie en artif au Yosemite ou notre tentative avec Thierry Fallon au « Diamond Couloir » au Mont Kenya comme course engagée. Nous en avons parlé et puis tu m’as retéléphoné alors que je faisais grimper des jeunes à Chamonix et tu m’as proposé de faire la voie Schmidt Face Nord du Cervin. Tu m’offrais une course engagée indiscutable : cette face nord du Cervin que tu n’avais jamais faite et que tu voulais repérer avant ta traversée des Alpes.
Au refuge de Hornli le gardien t’a engueulé lorsque tu lui as annoncé que nous voulions nous lever tôt pour faire la face nord. Moi je le trouvais plutôt vachement convaincant ce gardien. Personne ne l’avait réussi cette année et les conditions étaient impossibles, mais toi tu continuais à vouloir m’y amener. Nous avons soupé avec un de tes anciens élèves guide et le gars m’a dit envieux avec un regard pétillant : cette voie Schmidt c’est la plus belle course que j’ai jamais faite. Ce fut en effet magique. Tu m’ouvrais un monde inaccessible. Quelle ambiance ! Quelle complicité avec toi ! Quelle joie de t’assurer, de sentir cette corde filer dans ces longueurs interminables dans cette ambiance indescriptible. Pour la première fois tu as pris une caméra en main, la mienne. Tu n’arrêteras plus ensuite. Tu ne m’as même pas engueulé lorsque qu’à un relais nous avons remarqué que j’avais laissé tombé deux broches à glace. Tu aurais dû. Jamais de ma vie je ne me suis senti aussi con.
À la descente je m’endormais en marchant dans la voie normale. Je voulais m’arrêter au refuge Solvay et tu as refusé. Nous sommes arrivés dans l’obscurité au refuge ; je me suis affalé sur un banc. Le lendemain, des chutes de pierres ont blessé cinq personnes dans la voie normale et l’hélico en a évacué deux.
Mon dossier a été accepté, mais j’ai finalement raté l’épreuve du ski au probatoire mais tu m’avais aidé à aller au bout de mon rêve.
Cette société que j’ai lancée et ces problèmes de dos qui en ont découlé m’ont empêché de repartir avec toi ces trois dernières années, mais nous nous sommes revus et téléphonés souvent. Depuis peu je me suis remis à l’escalade à fond. À Pâques, je suis retourné avec des jeunes au Verdon où tu m’avais permis de faire de voies incroyables. L’envie d’y regrimper avec toi m’a sauté à la gorge. Depuis j’ai continué à m’entraîner à fond et le niveau revient tellement que j’envisageais de repartir avec toi après ta série de 4000. Tu as répondu à mon SMS le 26 avril, deux jours avant ton accident. Je garde ce message comme un cadeau :
Salut Dom ! C’est marrant que tu m’envoies ce message aujourd’hui. Hier par le Hörnli je longeais la face nord du Cervin … Ce voyage est passionnant, on s’ éclate ! Au plaisir de te revoir et que la « forme » continue … Amitié. Patrick.
Patrick, aujourd’hui j’ai traversé seul l’Europe pour te retrouver une dernière fois toi, ta famille et tous tes amis guides et autres. Nous sommes tous dépités et toi tu nous demandes de garder la forme.
Patrick, merci pour tous ces moments. Merci pour ta confiance !
Merci pour tout ce que tout ce que tu m’as enseigné et que j’essaie à mon tour de faire passer à des plus jeunes. Le lendemain de l’annonce de ton accident, un petit gars m’a téléphoné : « Dom quand est-ce qu’on va grimper ? » Je lui ai dis que ce week-end je n’en avais pas la force, mais que bientôt sûrement, …”. Depuis nous sommes partis trois fois en montagne ensemble et il est devenu un vrai Ami à son tour.
Merci l’Ami et bonne Expé.
Dom