36 heures dans une grotte de glace à plus de 4000m d’altitude
36 heures de survie au sommet de l’Aiguille Verte (4122m) en pleine tempête du mois de Février à Chamonix
Ascension hivernale de l’Aiguille verte par le Couloir Couturier.
Nous sommes en février 1996, je sortais d’un long sprint pour finaliser ma thèse de doctorat avec devant moi 4 mois de congés. Au programme il y avait des hivernales à Chamonix notamment avec Patrick Berhault, des big walls au Yosemite, l’Amérique latine ensuite et puis la découverte de l’Afrique et du Diamond Couloir au mont Kenya. Tout au long de ce programme fou il y avait surtout de l’Amitié, beaucoup d’Amitiés et plein de moments forts en perspective.
Tout commence donc à Chamonix où je devais encore finaliser quelques articles scientifiques, fruits de cette thèse en informatique, en faisant surtout aussi beaucoup de ski et de la cascade de glace. Un petit coup de fil au copain Patrick Berhault m’apprend que le mauvais temps lui avait fait rebrousser chemin dans sa trilogie des Ecrins. Il me propose de faire un « petit truc » avec lui, histoire pour lui de garder la condition.
– « Il y a un cyclone africain qui s’annonce. As-tu des skis d’approche car il faut partir dans deux heures pour avoir la dernière benne de Grands Montets. Il ne faut pas rater le créneau. Nous allons monter le couloir Couturier avec les skis sur le dos et descendre par le Whymper. Avec les skis, nous devrions être au Montenvers demain vers 15h. Partant ? »
Je n’ai pas de skis d’approche mais mes skis de randonnée sont légers, ils feront l’affaire. Je fonce au départ des télécabines et j’y retrouve Patrick qui lui aussi a dû courir et mendier à gauche à droite pour remplacer le matos qu’il a abandonné à la rimaye de la Meije. Qu’à cela ne tienne nous nous retrouvons vite sur nos skis en direction du refuge d’Argentières. Le couloir Couturier est complètement en glace, cela va être une vraie partie de plaisir…
Le gardien salue notre entrée en nous offrant à boire avec une chaleur aussi spontanée que sincère. Il faut dire qu’à cette époque et vu les conditions météorologiques de ces derniers jours, il n’y a pas foule. Mais même si le ciel est bien couvert ce soir, l’anticyclone Africain est bien annoncé. Nous dînons en compagnie de deux jeunes gendarmes du PGHM qui préparent l’aspi guide et comptent faire une goulotte dans le fond du glacier d’Argentière. Le gardien nous gâte.
A trois heures trente du matin, nous quittons le refuge. Il a neigé pendant la nuit mais le ciel, comme annoncé, semble se dégager. Il fait froid. En bas du Couturier, nous nageons dans des mètres de neige fraîche ayant dévalé la paroi de glace du haut. L’approche de la rimaye est épuisante et Patrick doit user de toute sa science pour trouver le bon endroit pour la passer et me tirer ensuite, moi et mes longs skis. La corde devant moi s’enfonce dans la lèvre de la rimaye et me force à faire de grands mouvements de bras inhabituels. Très vite la neige molle fait place à la glace noire. Mes mollets se gonflent d’autant plus que ces skis sur le dos me déséquilibrent à chaque pas. De façon inhabituelle pour lui vu les conditions, Patrick m’assure à chaque longueur. Petit à petit nous nous élevons avec le jour. Le spectacle est grandiose. Patrick comme à son habitude imprime un rythme élevé qui me force à puiser régulièrement dans mes réserves … de chocolat et de Comté. La glace est vraiment dure. Relais après relais, Patrick m’accueille avec son grand sourire : « ça va Dom ? » Et le voilà reparti sans que je n’aie le temps de reprendre mon souffle.
Souvent je trouve un petit morceau de fromage ou de biscuit caché pour moi près d’une des broches à glace. Souvent aussi je me demande pourquoi je l’assure. Il met tellement peu de broches entre les relais le bougre. N’empêche, c’est du beau travail, un vrai plaisir pour les yeux ! Subjugué, je ne vois pas le mauvais temps arriver. Pourtant le vent s’est levé et une fine couche de neige commence à m’obstruer la vue. L’heure avance aussi et si le refuge d’Argentière disparaît au loin, la bosse neigeuse pleine de crevasses annonciatrices de la proximité du sommet est encore loin. Patrick accélère. Le vent souffle de plus en plus fort. Mes poches se vident, mais Patrick me rassure en me disant qu’une fois au sommet la descente à ski vers le refuge du Couvercle et puis le Montenvers sera rapide.
Les nuages descendent et nous ne voyons plus rien. Nous zigzaguons entre quelques crevasses. Le sommet ne devrait plus être très loin. Je me concentre sur ma respiration et le pas suivant. Le vide se fait en moi, je commence à ressembler à un somnambule errant sur la faite d’un toit. Patrick danse sur une arête neigeuse et je le suis. Il fait demi-tour et je ne parviens plus à reprendre mon souffle. Ma poitrine est en feu. Je ne sais plus où je suis. Je ne peux rien faire d’autre que de m’en remettre à cette corde qui se tend de temps à autre et me fait tanguer à gauche, à droite. Avancer. Ma veste Gortex s‘est transformée en carton blanc et mes cils sont recouverts de stalactites de plus en plus pesantes. Mes yeux ne demandent qu’à se fermer mais il faut suivre. Nous avançons, nous reculons. Patrick me regarde et je comprends que lui aussi est perdu :
– « Dom sais-tu d’où on est venu ? »
Cela fait déjà longtemps que j’ai arrêté de penser pour le suivre et voilà qu’il me questionne. J’entends une voix qui lui répond :
– « Non mais j’ai une boussole dans le sac. »
Pas facile d’enlever son sac avec ces foutus skis qui pendent des deux côtés. Après quelques recherches, je lui présente fièrement la boussole. Nous sommes sauvés. Patrick la regarde et me la rend. C’est con une boussole à 4000 mètres dans le brouillard. Tu te sens parfois vraiment con lorsque tu es fatigué. Sur une boussole, il y a une aiguille rouge et une aiguille blanche. L’une des deux indique le Nord mais laquelle ? J’ai beau la tourner dans tous les sens, impossible d’en être sûr à 100%. De ma vie, je crois que je ne me suis jamais senti aussi idiot. Je l’ai remise gentiment dans ma poche et nous avons continué notre errance dans les bourrasques de vent. Il y du vide à gauche et à droite. Nous avançons tels des funambules sur des crêtes fumantes. Mes poumons explosent, j’ai de la peine à bouger dans ma veste en Gortex s’est transformée en plomb.
– « Dom, nous allons faire un bivouac ici. »
Nous repérons un petit plat. Je dépose mon sac et je m’assieds à bout de souffle sur la corde dans la neige. Patrick construit un petit muret avec nos sacs Nous nous emmitouflons dans nos Gortex. Le vent souffle de partout et nous sommes tous les deux couchés dans la neige comme des chiens Husky sur la banquise. Patrick a tellement vécu de bivouac qu’il ne s’inquiète pas. Moi je n’entends plus le bruit du vent déjà mais je me rends compte que quelque chose ne tourne pas rond. Nous devons bouger et creuser un trou plus profond sinon nous ne tiendrons pas. Une fois encore j’entends alors une voix étrange murmurer entre deux respirations quelques choses comme :
– « Patrick on doit bouger et creuser un vrai abri. »
– « Oui Dom, tu as raison. »
Patrick se relève et se met à creuser. Je voudrais le suivre, mais mon corps n’obéit plus. Je suis toujours à bout de souffle. Au prix d’un effort inouï, je trouve la force d’enlever mon casque et d’évacuer la neige que Patrick détache des parois à grands coups de piolet. La neige vole dans tous les sens. Je ne sens même plus le vent ni la tempête. Je ne vois plus que l’énergie furieuse de ces deux piolets qui frappent des blocs de neige dure. Le temps s’est arrêté et je suis incapable de dire depuis combien de temps il creuse ainsi. Il creuse. Il fait noir. La neige est dure, le casque petit. Finalement nous avons assez de place pour nous coucher recroquevillés sur nos sacs à même la glace. La porte se colmate très vite par elle-même, tel un bouchon sur les hurlements du vent. Patrick est infatigable, il fait le ménage et tout fièrement retrouve un demi camembert. Il le coupe en deux et nous mastiquons longuement ce morceau de glace au goût de Normandie. J’ai de la peine à ne pas m’étouffer tellement le souffle me manque toujours. Je m’endors, pas longtemps, mais cela me fait du bien. Je reste concentré sur mes orteils et le bout de mes doigts que je fais bouger continuellement. Je suis immobile sur mon sac et je sais que dans la poche supérieure il y a une chaufferette à la chaux vive que j’aurais pu mettre dans mes chaussures. Impossible de me lever. A grelotter assis sur un glaçon ma vessie pleine commence à faire mal. Que d’efforts surhumains il me faut déployer pour la soulager ! Plus de souffle !
Le jour se lève et Patrick creuse un trou dans la porte espérant apercevoir du ciel bleu. Une bourrasque infernale de vent et de neige poudreuse nous envoie une réponse implacable : impossible de sortir. Patrick se remet à creuser. Il veut pouvoir se mettre debout et taper des pieds. Je ne parviens toujours pas à l’aider même si le souffle est un peu revenu. Il creuse. Impuissant je le vois sculpter le plafond de notre grotte pour gagner quelques centimètres et je ne trouve même pas la force de lui dire que s’il continue le plafond va s’écrouler. Frustration incroyable de voir venir la catastrophe et de ne pas réussir à lui partager ma vision. Le toit s’écroule dans un déchirement de vent accompagné de mille paillettes blanches. Impossible de bouger, je me ramasse sur moi-même. Lui se remet à creuser de plus belle, creuser et creuser encore. Je suis en plein vent et je ne vois plus rien. Je suis couvert de neige, ma tête seule dépasse encore un peu. Mes dents claquent, mais il ne fait déjà plus froid. A deux mètres une ombre se débat encore. Mais moi je suis bien. Je ne sens plus rien. Tout s’est ralenti autour de moi et c’est agréable. Je ne bouge plus. Je m’enfonce en fait béatement dans l’ouate confortable de l’hypothermie. Mes yeux se ferment.
– « Dom, j’ai creusé un abri. Viens ici, tu seras déjà mieux protégé du vent. »
J’ouvre les yeux et croise ceux de Patrick qui me fixent bizarrement avec tendresse. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter vieux, tout est doux ici.
Par je ne sais quelle magie pourtant, mes jambes obéissent à cette voix à l’accent méridional et se lèvent doucement. Je sens aussi vaguement mes bras traîner un sac, aidés par Patrick et je me retrouve coincé sur un petit banc, le dos confortablement soutenu par la paroi de glace. Je souris. Il fait chaud ici. Patrick me regarde de plus en plus bizarrement.
– « Dom, on va encore dormir une nuit ici et demain, quelques soient les conditions nous tentons la descente.»
Ses paroles sont douces. Son énergie me fait plaisir et je me sens calme et heureux un peu comme une séquence au ralenti dans un film. Patrick me regarde toujours avec cette expression que je n’ai jamais vue chez lui. Je souris sans aucune question ni angoisse. Je suis bien et j’ai pourtant envie de lui répondre :
– « Patrick c’est super ! Bats-toi, il faut que tu t’en sortes et descendes demain mais moi demain je ne serai plus là et ce n’est pas grave. »
Aucun mot ne sort. Tout est doux, même ces yeux fatigués et inquiets qui me fixent toujours. Ce n’est ni un regard de peur, ni un regard de pitié. C’est un regard tendre, tendre comme un point d’interrogation, un regard humain issu du plus profond des âges, un regard qui appelle une réponse. Or je ne parviens pas à lui répondre et je ne pense plus à rien. Le temps s’éloigne de moi et mon corps tout entier se relâche. Certes mon cœur bat encore, lentement, mais ma tête petit à petit s’enfonce dans une douce paresse. Malgré tout cela ma bouche s’ouvre et j’entends avec étonnement des mots presque inaudibles qui en sortent. Qui parle ainsi ?
– « Merci Patrick, si jamais il m’arrive quelques choses, dis à tous mes Amis et Amies, que je les aime. »
Etrange force de cette bête sociale que nous sommes ! Ces paroles sorties de ma propre bouche, je les ai entendues et elles m’ont réveillées. En une fraction de seconde, elles ont fait défiler devant moi une multitude de visages attristés d’Amis et d’Amies. Ce sont eux qui m’ont ramené à la vie. C’était d’une évidence implacable : je ne pouvais simplement pas les abandonner, les faire souffrir par mon départ, je n’en avais pas le droit. Je devais agir et cela s’est passé très vite. De passif face aux événements, je suis redevenu actif. Ma tête a repris les commandes et le sang s’est remis à circuler dans mes veines, chassant les sirènes de l’hypothermie. Je me suis levé et, pour la première fois depuis 15 heures, j’ai ouvert mon sac pour y trouver, tout au fond, une amande grillée. Je l’ai coupée en deux et j’en ai donné la moitié à Patrick. J’y ai aussi retrouvé une gourde qui sonnait comme une cloche suisse. Nous avons alors commencé l’étonnant manège de la gourde gelée : tu la mets sous ta veste, tu patientes avant de la ressortir, tu en suces une goutte et puis tu la passes à l’autre avant de la remettre au chaud, enfin … façon de parler. Jamais bloc de glace n’a autant réchauffé deux personnes en rétablissant entre eux un dialogue vital. Incroyable mais oui nous nous sommes enfin mis à parler.
Patrick est alors sorti en repérage en me chargeant de retrouver la deuxième corde. J’ai essayé en vain de creuser un peu partout, mais je n’ai rien trouvé. Patrick est rentré dans une tornade de vent et mon regard s’est fixé sur ses gants explosés. Il n’avait trouvé que des gants de ski avant le départ et une nuit de « piolets-actions » avait eu leur peau. J’ai enlevé les miens pour ouvrir la poche de mon sac et lui passer ma paire de rechange. Pourquoi n’y avais-je pas songé plus tôt. En tirant, j’ai déchiré un doigt de mes sous-gants, pris dans une gangue de glace. Patrick a enfilé cette paire de gants de rechange et pour la première fois, je voyais et comprenais combien il avait froid.
La seconde nuit fut nettement plus confortable. Nous avons dormi sans trop de problème. On s’habitue à tout. Le lendemain, la tourmente avait diminué mais on ne voyait toujours rien. A un moment nous avons très distinctement entendu un bruit d’hélico. Nous nous sommes précipités à l’extérieur, mais on ne voyait toujours pas à deux mètres. Nous avions dû rêver. Qu’à cela ne tienne, il faut sortir. Nous avons rassemblé tous le matos que nous avions réussi à retrouver, j’ai remis les skis sur le sac et nous sommes repartis encordés dans la direction repérée la veille par Patrick.
Très vite nous sommes à nouveau tombés dans un champ de crevasses. C’était incompréhensible, nous devions pourtant être tout près du sommet. Oui ce n’est pas une blague, je l’ai bien entendu, Patrick s’est mis à jurer là-haut à plus de 4000 mètres d’altitude. Nous ne savions toujours pas où nous étions ni dans quelle direction aller. Au lieu de me faire paniquer en fait cela me faisait plutôt rire de le voir jurer et pester ainsi. Patrick n’est donc pas un extra-terrestre.
La lumière et les nuages bougeaient et puis tout d’un coup, l’espace d’un instant, trois secondes peut-être, le ciel bleu est apparu comme dans un rêve. Très distinctement nous avons pu voir devant nous quelques sommets nettement moins élevés que nous : les aiguilles rouges de Chamonix, rouges comme une aiguille de boussole. Nous allions exactement dans la mauvaise direction. Le rideau de nuage s’est rapidement refermé, mais nous connaissions maintenant la direction. Très vite nous sommes arrivés à une bosse et de là nous pouvions entendre un bruit d’hélico. Les nuages montaient et ils devaient nous chercher. C’est terrible le bruit d’un hélicoptère qui dans le brouillard s’approche et surtout s’éloigne. Sans doute cherchaient-ils aussi les deux gendarmes car le bruit venait du fond du glacier d’Argentière. Cela a duré des siècles. L’hélico approchait, reculait et nous ne voyions toujours rien. Sous nos pieds le sol devint comme tassé et il y avait même des traces jaunes d’urine humaine. Nous étions au sommet de l’Aiguille Verte. Nous nous sommes lancés sur l’arête, maintenant évidente, devant mener au couloir Whymper. La descente était proche. C’est à ce moment-là que les nuages ont disparu d’un coup comme par enchantement. Tout autour de nous il n’y avait plus que le bleu, du ciel, un bleu digne d’un cyclone africain. Etait-ce un rêve ?
Il n’a fallu que trois minutes à l`hélico pour nous repérer. Comment décrire cette vision d’oiseau rouge s’approchant à toute allure dans l’azur ? J’ai levé les bras en V au-dessus de ma tête pour l’appeler à l’aide et j’ai entendu Patrick derrière moi pousser un grand « NON ! Dom on redescend par ici !» Je l’ai regardé avec une petite mimique qui en disait long et vaincu il a éclaté de rire avec moi.
L’hélico par contre a répondu à mon geste par une manœuvre tout à fait déconcertante : il a fait demi-tour et est descendu. Angoisse … En fait il est redescendu déposer le mécanicien pour s’alléger avant de nous prendre. En un instant il était de retour et un gars descendait au bout d’un câble. Il a secoué mon baudrier.
– « ça tient ton truc ? »
Et puis j’ai entendu un clip et je me suis envolé dans les airs, emporté dans un tourbillon de sommets blancs : Mont Blanc, l’Aiguille du Midi, Les Grandes Jorasses, les Drus, Le Chardonnet, … Un bras expert m’a hissé dans la cabine où j’ai vu deux paires d’yeux affolés me regarder et m’interroger ensemble comme les deux Dupont :
– « ça va ? »
Je me rappelle avoir éclaté de rire à leur plus grand étonnement. J’étais dans un état complètement euphorique …
Ils m’ont déposé sur le toit du refuge d’Argentière où le gardien est immédiatement venu m’apporter un Snickers, le meilleur de toute mon existence. Il faisait torride sur ce toit en plein soleil. L’hélico était déjà là-haut en train de récupérer Patrick. Le gardien m’a aidé à me déshabiller et à enlever mes gants pour déballer le Snickers. En mordant dedans j’ai remarqué du noir sur un de mes doigts, sans doute la teinture de mes gants. Ce n’est que lorsque le gardien a pris ce doigt pour l’examiner que j’ai compris. Tiens mon sous-gant est déchiré !
L’hélico est revenu me rechercher et j’ai retrouvé Patrick à l’héliport de la Crèmerie. Lui aussi avait un bout de doigt noir, exactement le même que le mien. Les gendarmes insistaient pour admirer nos pieds et la peur se lisait sur leurs visages tandis que nous délassions nos chaussures. Nos pieds tous fripés étaient blancs comme neige. Ouf ! A peine rassurés, ils nous ordonnèrent d’aller faire un « checkup » à l’hôpital ce qui nous paraissait inutile et même ridicule, nous qui ne rêvions que d’un bon bain chaud et d’une pizza. Nous étions euphoriques et incapables de comprendre ces yeux de cabillauds morts en blouses blanches en face de nous. Un grand toubib nous a accueilli. Sans nous poser la moindre question, il nous a couché sur une civière et nous a enfoncé une grande aiguille dans le bras avec un long fil relié à une bouteille à roulettes, sans doute pour que nous ne nous échappions pas. Et voilà nos deux héros transportés dans une chambre de l’hôpital de Chamonix pour y sucer des berlingots de lait sucré énergisant. Je dois avouer que sur le coup ça calme. Le contrecoup est vite arrivé. Même mon frère, arrivé à Chamonix pour faire la Vallée blanche avec moi, m’a avoué avoir cru s’être trompé de chambre lorsqu’il est venu nous visiter à l’hôpital tellement nous ressemblions à deux vieillards. Patrick lui continuait de dépenser son énergie pendant la nuit en arrachant tout autour de lui dans des mouvements que je reconnaissais être des coups de piolets dans la glace.
Nous sommes restés une semaine, ainsi dorlotés par les infirmières de Chamonix avant de nous échapper et poursuivre nos rêves chacun de notre côté. En ce qui me concerne l’aventure ne faisait que commencer… Je suis tombé dans une profonde déprime de trois semaines. Tout le monde voulait entendre le récit du héros qui a survécu au pire, or là-haut je n’étais pas le héros. C’est Patrick qui m’a sauvé. Ce sont tous ces amis et amies qui m’ont donné la force de renaître. Ce sont les secouristes du PGHM qui sont venus nous chercher. Un rêve incroyablement libérateur a enfin curieusement mis fin à mes troubles psychiques et un mois plus tard, j’entraînais Seb sur les big walls du Yosemite en Californie (http://capexpe.org/yosemite1996) et puis d’autres amis en Afrique dont ce moment magique avec Thierry dans le Diamond Couloir au Mont Kenya.
En rentrant, j’ai commencé une longue mais vraiment enrichissante « rééducation » avec un ostéopathe professeur de Yoga. Cette rééducation m’amènera à quitter mon boulot du bord de mer pour me relancer dans l’aventure des startups à l’autre bout de l’Europe.
Plus tard j’ai retrouvé Patrick notamment dans la voie Schmidt de la face nord du Cervin (http://www.capexpe.org/cervinfacenord1999/).
Mais tout cela est une autre histoire…
Une chose est sûre, l’homme est une bien drôle de créature….
Patrick merci de m’avoir non seulement sauvé la vie là-haut mais aussi et surtout de m’aider encore aujourd’hui à mieux appréhender le sens du présent et la force des relations humaines.
Dom Snyers
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