Un bout du monde
La Mongolie au niveau paysages, c’est principalement trois choses. Un désert de poussière et fort plat, le Gobi, grand comme la France. La steppe, ondulante, vastitude et toujours à perte de vue, grand comme une fois et demi la France. La taïga enfin, de bouleaux et mélèzes, rabougrie et boueuse quand ce n’est pas du permafrost : une demi fois la France.
Ce n’est pas vraiment un pays de hautes montagnes même si le climat est polaire huit mois par an. Et pourtant, lorsqu’on cherche bien sur une carte, il y a quelques points blancs, quelques 4000m isolés, souvent montagnes sacrées avec leurs glaciers et leurs neiges éternelles.
Et le seul endroit où il y ait plus d’un 4000m à la fois est aux confins du pays, dans un recoin à l’extrême Nord-Ouest. La province : Bayan Olgii. Le lieu : Altai Tavan Bogd National Park. Pour mettre dans l’ambiance : les habitants sont d’ethnie kazakhe a 95%, musulmans. Tout ici est diffèrent du reste de la Mongolie : les yourtes ont une autre forme, il y a des maisons cubiques d’adobe, des mosquées partout, la langue mongole n’est ici plus qu’une lingua franca et les « Salam Aleikum » sont de rigueur. Le paysage surtout : comme Mars, sec et pierreux avec de hautes montagnes ; des rivières qui louvoient et par-ci par-là comme des oasis, quelques arbres et potagers au détour d’un méandre, mais rarement. Beau. Grandiose. Impressionnant.
Ma première relation avec ce bout du monde remonte à il y a deux ans. Mon employeur de l’époque m’avait demandé si je voulais quitter ma chaise et mon bureau pour partir avec un groupe de clients et grimper the remotest mountain in the world. C’est comme cela que cela se vendait dans la brochure. Je n’ai pas dit non. Et il faut avouer que c’est vraiment isolé… Je me suis retrouvé guide local, accompagné d’un vrai guide de montagne gallois/néo-zélandais et d’un vrai-faux guide mongol mais qui avait summité l’Everest, excusez du peu.
L’histoire de cette expé-ci remonte à il y a plus d’un an. Un ami me présente quelqu’un : il grimpe, il voudrait aller un jour dans l’Altai. Je lui promets des informations et secrètement je pense à l’accompagner. Finalement et par hasard, les choses se mettent en place. Ma femme me donne un dernier congé avant notre prochain fils. J’ai des vacances à prendre. Je peux faire en sorte qu’on se passe de moi au boulot. C’est l’été.
La semaine précédente, il y avait eu accident sur la montagne. Toute une cordée, cinq personnes, avait péri dans des circonstances troubles et qui le resteront malgré les nombreux récits de première main que nous en aurons. L’obtention d’un permis de frontière nous donnant accès a la région, avant simple formalité gratuite, est devenu très aléatoire. Ce ne sera que la veille au soir de notre départ que nous aurons le précieux laissez-passer. L’ambiance est du coup beaucoup moins détendue. Entre les quida qui nous rappellent à l’accident, mon épouse et le sourire de mon fils. C’est la première fois que je pars faire un truc ‘dangereux’ étant père d’un bambin… La perspective change. L’accident considéré et les au-revoir avec la famille un peu plus soucieux. Etrange façon d’être au monde qui subitement change, ce bonhomme plein de vie et fragile laisse derrière mais qui restera si proche de moi pendant les 10 prochains jours.
Pour rejoindre les Cinq Saints (traduction du mongol de ce massif aux 5 sommets de plus de 4000m, Tavan Bogd), il nous faut comprendre dans nos corps même le sens du mot éloignement. Partir d’Ulaanbaatar (déjà à 7000km de l’Europe) en Fokker 50 pour 3h30 de vol avec turbulences et vent latéral. A Bayan Olgii, se faire casser le dos dans une jeep russe pour la journée jusqu’à l’entrée du parc. Au bout de la route, chausser les grosses et vaille-que-vaille porter les sacs à dos (35kg ; sans commentaire) pour une longue journée de marche.
Enfin apercevoir les sommets depuis le camp de base à 3100m.
Planter la tente, fourbus. Et se laisser aller à la routine rassurante du réchaud, de la soupe revigorante et du thé bouillant. Nous y voilà. Au cœur de ce sujet qui me tient si chaud au cœur. Comme un atavisme des temps reculés où l’on était chasseur-cueilleur, nomade. Fourbu de dures taches et rassasié au coin du feu. Depuis que je suis en Mongolie, je me rends compte de la belle absurdité de cette pratique de la nature. Ici, au pays des nomades, les éleveurs vivent à la dure et rêvent de ce qu’ils n’ont pas. Non pas de marcher mais de moto. Non pas de vues majestueuses mais de télévision. Non pas de solitude mais de vie sociale. Ils vivent avec la nature et rêvent d’ailleurs. Moi je rêve, avec parcimonie, de wilderness. C’est logique et normal. Ca ne s’explique pas.
Le camp de base est… un camp de base. Une sorte de cirque ou toutes les pratiques de la montagne se rencontrent. Il y a les trekkeurs, venu à pied ou à cheval et qui s’arrêteront au panorama. Il y a les expéditions, avec moult guides et cuistots qui vont tenter de faire monter des clients tout là-haut. Il y a un groupe de stone-huggers, en quête de spirituel que l’on verra tour-à-tour s’extasier devant un chamane incantant et venu pour cela, ou faire communion, main dans la main, avec un gros cairn. Il y a les staffs de tous ces groupes, mongols souvent d’Ulaanbaatar, qui viennent arrondir leurs émoluments et passer l’été au grand air. Il y a les kazakhs, qui souvent se contentent de guider les chevaux et les chameaux de bat.
Et puis il y a nous. Sans guide local. Baragouinant le mongol. Nous sommes rapidement surnommés ‘le groupe des Expats’. Et notre position dans ce microcosme est intéressante : à l’aise avec tout le monde, nous sommes surtout accueilli par les mongols, à manger, à boire, à parler de la ville, de l’amour et du boulot. Nous nous sentons surtout séparés des clients, avec qui pourtant nous partageons une langue et une même ethnicité. C’est un rare sentiment en Mongolie que pour un étranger d’être accepté comme du cru. Et ça fait du bien.
Mais notre soif est ailleurs. Et bientôt nous quittons le camp de base pour établir notre propre camp en vue de l’assaut. La tradition veut que, du camp de base, les alpinistes montent leur bardas jusqu’à un camp avancé, à 3700m et haut sur le glacier. Notre idée est de briser ce tabou et d’aller s’installer simplement tout au bout de la moraine, d’où nous attaquerons en style alpin directement l’ascension. Monter haut des gros sacs, devoir faire fondre la neige et avoir plus froid ne nous tente guère… On vieillit sans doute… A 3300m et 1h30 de marche plus tard, nous trouvons l’endroit rêvé. Une petite terrasse abritée et verdoyante dominant de peu un torrent. Il suffit de 10min pour traverser la moraine et prendre pied sur le glacier. Et la vue sur les sommets est idyllique.
Le lendemain est acclimatation sur un sommet proche. 4000m mais un tas de cailloux croulants sous les chaussures. Ensuite c’est la météo qui joue des tours. Pas de regel, gros vent et pluie/grésil. Un réveil à 02.00 am nous voit nous rendormir jusqu’à 04.00 puis 06.00 puis grasse matinée. Au chaud sous la tente, je lis Le Devisement du Monde de Marco Polo dans une très vieille édition. Le vieil anglais partage aux anecdotes de voyage et aux notes de bas de page citant les fameux explorateurs du XVIII et XIXème siècle tout l’intérêt de cette épopée. Les choses deviennent encore plus excitantes lorsque le brave Marco s’approche puis pénètre en Mongolie… Une pensée me traverse : je vis dans un pays ou le voyage est à peine diffèrent de ce qu’il était aux Vème, Xème, XIIIème, XIXème siècles. Quelques éleveurs, quelques pistes, quelques villages qui étaient à l’époque des monastères, l’immensité. Les étranges coutumes des locaux, indicibles à ceux qui sont restés au pays.
Revenons à nos moutons. On tente encore le lendemain. Pas fameuse météo, nuages et gros vent. Mais, masochistes ou sadiques, on prend gout à ces réveils nocturnes. Il est 04.00 et on va tenter. Tituber sous les frontales, on s’encorde plus ou moins adroitement et on met un pied devant l’autre. En termes de pieds, un des compagnons a des problèmes… avec ses crampons. Une fois. Deux fois. Trois fois puis 10 fois, ses lanières se desserrent. On finira par le laisser sur le bout de la moraine pour continuer à deux.
Enfin deux. 15m de corde entre nous, à prendre un bon rythme. Le glacier est plat mais la glace a été travaillée par la pluie de la veille et rompt les chevilles. De grosses crevasses pour l’ambiance et les photos. Plus haut, vers 3500m, le regel est injuste : je passe en surface quand mon camarade s’enfonce, voire perce le pont de neige. La corde se tend et il peste ; il passe à travers maintes fois. Le jour se lève, les faces rosissent et soudainement on sait pourquoi on est là. A 3700m, on passe quelques tentes qui ont souffert du vent toute la nuit. Les clients et leur camp avancé. Même si elles sont encore à l’intérieur de leur sac de couchage, on devine leurs faces hagardes qui refusent de se lever par faute de sommeil. Marcel et moi atteignons enfin le plateau qui marque l’assaut. 80km/h de vent nous déchirent. Je mène notre corde à l’abri d’un rocher ou l’on peut discuter et manger un bout : 2h de marche déjà. Carré de chocolat, on met nos dernières couches sur le dos, les mains et le visage. On ne se dit rien. Masque vissé sur les yeux, on avance encore de quelques centaines de mètres. Mais la montagne est trop forte. Ce ne sera pas aujourd’hui. A peine un mot et on s’en retourne vers nos lectures abritées.
Descente. Rapide et aphone. Tasse de café. Sans mot. Manger. Dormir.
Lendemain. 02.00, puis 0400 puis 0600 pour enfin sentir l’accalmie et partir. Il est tard. La cordée repart dans ses pas, les faces rosissent, le pas est encore plus rapide. Arrivée au plateau de la veille. Pause. Carré de chocolat. Je lui montre la voie normale qui serpente en fond de combe. Puis je regarde cette arête Nord Est (qui me faisait de l’œil il y a deux ans). –« Marcel, how do you feel with that ridge ? » – « Good. Very ». – « Let’s do it ! ». Un bel instant, ou la confiance est partagée. Une magnifique arête. Buttress comme disent les anglais, impressionnante d’où nous sommes. Pas bien effilée, sans doute pas bien raide mais quand même 600m de dénivelée positive à l’altimètre, avec des séracs effrayant à gauche et à droite en sortie puis sans doute de belles corniches sur l’arête sommitale.
Il est 10.00 et nous sommes seuls sur la montagne. Vraiment seuls. Pas de vent. Ciel bleu. On attaque. C’est plus difficile que prévu. La pente est à 45deg et la neige est compactée tellement par l’effet de la pluie et du regel que tout doit se faire sur les chevilles. Quasi glace vive. Dix pointes dans la glace et sur une longue distance. Encordement réduit à 3m pour possiblement se tenir en laisse si l’un glisse. Possiblement… Marcel est moi, on halète mais pas toujours en même temps. La corde se tend, je prends la pause et le laisse respirer. Inversement. Au-dessus de 4000m, encore plus qu’avant, cette corde vit de nos respirations. Peu importe la fatigue, toujours pas un mot, il suffit d’écouter la corde : elle fait pression sur les tripes. Encore 100m et c’est le prochain éperon. Encore 50m et on va sortir. Un passage très raide, sans doute du 50deg, le piolet en alu ne prend pas dans la glace et les jambes qui tremblent. Mais au fond, tout en bas, on avait dit qu’on la sentait bien, cette voie. Pas le moment de faiblir. Enfin les séracs sont derrière. Maintenant c’est la neige profonde, mélange de plaque à vent et de neige transformée, qui commence. Au-dessus de 4200m. Interminable arête sommitale.
Il est 13.00. Pas de vent. Les nuages sont restés bloqués et roulent contre les sommets qui forment la frontière avec la Russie, à quelques centaines de mètres seulement. Il fait presque chaud. Les sommets chinois sont sublimes. Quelques présences humaines, mais très bas, très loin et sur d’autres montagnes. On est seuls ! Deux mercis, chocolat, cigarette, mots inutiles et banals, photos. Nous sommes seuls sur le toit de notre monde. On doit bien rester une heure là-haut tant c’est bon.
Enfin, un nuage fonce sur notre crête pour nous rappeler que ce n’est pas finit… White out pour quelques minutes. Nous entamons la descente par la voie normale. Un mur nous attend. 200m et raide. Toujours ces conditions glacées. Face dans la pente. 10 pointes. Sur les genoux. C’est long. Marcel demande une pause puis une deuxième avant de se rendre compte que les genoux ne sont pas au repos lorsqu’ils sont à l’arrêt là-dedans… On sort. Le glacier s’aplanit un peu mais pour laisser place à des cieux couverts qui empêchent toute perception du relief. La neige est pourrie et il y a des grosses crevasses invisibles. Il est tard et l’idylle météo du sommet a eu son effet sur la neige… Foncer. Corde tendue et à 15m à nouveau. Recherche d’itinéraire mais surtout rapidité. Il faut sortir d’ici au plus vite. 5 fois, 10 fois, 20 fois on passe la jambe dans une crevasse. Elles sont grosses, profondes. Sortir.
Il est 15.00. Nous mettons pied sur la moraine. Congratulations et réelle fin de course. C’était bien. Pas besoin de mot. Tout est là-dedans, au creux du crâne et des tripes. Et il y aura les photos pour confirmer (à tout le moins pour nous) que c’était vraiment aussi fort !
Le lendemain, descente au camp de base. Ces mots :
Là-haut vont
Descendre
Ne plus être. Le même.
Surlendemain vers le fond de vallée, quand les sacs sont encore lourds et les genoux fragiles :
Faire la trace;
Sommet; descendre.
Corde vivante