En Erasmus en Finlande, il y a de quoi s’occuper 😉

Je suis en Erasmus en Finlande depuis début janvier, et avec des amis, on a eu une idée pour occuper notre weekend. Le jeu est de se retrouver samedi matin (lisez plutôt samedi midi) pour un petit déjeuner ensemble. Apprès, on se quitte, pour se retrouver à la même heure le dimanche matin (euh du coup le dimanche à 13h, mais bon…), pour reprendre un petit déjeuner. Ça fait beaucoup de petits déjeuners me diriez-vous, mais il y a une nuance. La différence avec samedi, c’est que dimanche on doit venir avec, en plus de la bouffe, une anecdote à raconter, la meilleur possible. On la camoufle en la racontant avec deux anecdotes fausses, et les autres doivent trouver la bonne, celle qu’on a réellement faite.

Donc samedi, je me suis dit : ‘J’ai mon anecdote toute trouvée, la Russie n’est pas loin, je vais aller voir cette frontière mythique en stop!’ Euh… oui je suis d’accords avec vous… La bonne étoile du stop aussi d’ailleurs, parce qu’aucune voiture ne s’est arrêtée, malgré mon heure d’attente sous la neige. Je me suis dit : ‘Pas grave, je vais aller faire le tour du lac, quitte à y passer la nuit !’ Euh… ça fait presque 90 kms… Spoiler je ne l’ai pas fait, mais j’ai quand-même fait la partie nord, ce qui fait plus ou moins 20 kms. En voilà le récit :

Samedi, je pars skier vers 17h00. Je pars en me disant que je vais faire tout le tour du lac. Je me lance vers l’inconnu, ne sachant pas combien d’heures et de kilomètres je vais faire. La neige réchauffée colle aux roues de mon vélo en le poussant en dehors du chemin pour l’attacher à un panneau. Je passe par les pistes pour chercher un coin discret, ne voulant pas que quelqu’un me voit monter sur le lac. J’ai mis ma doudoune et hop, comme Jésus, je commence à marcher sur l’eau. Ou alors je fais du ski nautique si vous préférez.

Au loin, je ne sais pas jusqu’où va le lac, mais j’avances un ski après l’autre, j’en perds les autocollants collés dessus. Je contourne une île avec un phare qui la signale par cinq coups lumineux consécutifs. Je m’arrête un peu sous son vent, et repars après dans les roseaux. Je trace ma route dans la neige blanche et vierge, d’une épaisseur de cinq à dix centimètres. Passant devant un pêcheur, je commence à entrer dans cette zone du lac un peu moins habité. J’avance en gardant un écart d’environ cent ou deux-cents mètres avec le bord. Sur ma gauche, quelque chose dépasse de la surface de la glace, quelque chose d’étrange. En me rapprochant, je comprends. Mon sang se glace et je n’ose plus bouger. Je suis impressionné et me sens si faible et si con à la fois. Devant moi se dresse une crevasse ; c’est le mot qui me vient en la voyant, tant la ressemblance avec celles des glaciers est grande et tant la sensation qu’elle me procure est similaires. En continuant mon chemin parallèle à la fissure, car oui, ce n’est évidemment pas une crevasse. Je croise des traces de luge. C’est ce qu’il me fallait pour me rassurer et m’approcher plus. Elle est là, devant moi, soulevant de la glace à parfois un mètre de hauteur, et mesurant parfois jusqu’à un mètre et demi de large, avec de grandes flaques de part et d’autre. Puis parfois, elle s’abaisse jusqu’à la neige et ne forme qu’une petite interruption de quelques dizaines de centimètres dans la glace. Elle ne bouge pas, se tiens calme et majestueuse dans l’obscurité. Évidemment, elle est stabilisée et a déjà bien entamé le processus de regel. Je la suit pendant peut-être une demi-heure, jusqu’à ce qu’elle s’estompe tellement que je la traversé sans m’en rendre compte. En la longeant, je suis passé devant une grande baie avec une ville au fond et apparemment une rivière qui s’y jetait. J’ai faim et décide de viser le rivage pour me trouver un endroit abrité du vent.

Ça faisait déjà bien deux heures que j’étais parti, en ayant eu constamment l’impression d’avoir le dos tourné à Joensuu. Mais sans que je m’en rende compte, la ville s’était décalée doucement vers la gauche, si bien que la suite est allée très vite. Le fond du lac, qui était au faite le coin au fond à gauche, et qui à cause de l’obscurité et de ses arbres plus petits, paraissait vraiment loin, s’est rapproché en un coup et m’a obligé à incliner ma trajectoire. Et là, comme par magie, la ville est apparue devant moi. J’avais fait un long demi-tour sans m’en rendre compte. Je me suis arrêté sur un ponton devant une maison abritée du vent du Sud par les arbres. Tout était silencieux. J’étais là, dehors, comme un voleur, ne sachant pas quelle heure il était. Dans la maison, des lumières s’allumaient et s’éteignaient. J’ai mangé mon repas dans le froid, dans le noir, seul dehors, à deux pas d’un foyer bien chaud. Je suis reparti, vers une lumière au loin qui avait l’air d’être sur une pointe avancée de la côte. Depuis quelques kilomètres, la couche de neige était devenue irrégulière : parfois profonde, parfois épaisse d’à peine un centimètre. Cette irrégularité, résultat des jeux du vent, donnait un aspect mouvementé et sauvage au lac, un aspect de mer. Chaque fois que mes skis rentraient dans un paquet de neige, je devais adapter ma manière d’avancer. À ma gauche, mon parcours me défilait à grande vitesse et je suis vite arrivé à la hauteur de l’île au phare. Trois petites maisons avec des guirlandes passèrent à ma droite. J’ai croisé quelques petites fissures que j’ai éclairées avec ma lampe, sans trop y voir grand-chose pour autant. Enfin, je suis arrivé à mon point lumineux sur la côte. C’était une Maison Blanche, belle et grande, avec des guirlandes (non, pas celle de Donald Duck). J’ai touché terre, pris une branche morte pour pouvoir égayer mon histoire du lendemain et suis reparti, laissant la maison et le noir derrière moi.

Une énergie transportante s’empara de moi. La traversée que j’appréhendais deux heures avant ne me faisait plus peur, m’excitait même. Je filais à travers les paquets de neige, savourant le moment et me disant combien j’étais reconnaissant d’avoir appris à skier, à me lancer dans ce genre d’aventure. De temps à autre, je m’arrêtais pour observer et m’imprégner de l’ambiance si particulière qui règne au milieu de ce lac gelé. Dans mon arrière-gauche, l’obscurité s’étendait à perte de vue et mon regard se perdait dans sa profondeur. Derrière moi, les petits points lumineux des quelques maisons s’estompaient et rapetissaient petit à petit. Sur ma gauche s’étendait mon chemin parcouru ces dernières heures, l’île avec le phare aux cinq clignotements, la ville dans ma baie, la tâche orange dans les nuages et le tout petit point lumineux de la maison au ponton. Devant moi, je voyais les usines de Joensuu, dont le halo de lumière éclairait mon chemin. Cette traversée a été un moment fort, je me voyais avancer, mais avais le temps de me rendre compte que j’avançais, de ce que je vivais et de l’environnement dans lequel j’évoluais. Ce jeu d’ombre et de lumière entre les terres habitées et sauvages, ce lac qui me permettait de le traverser, ce vent qui avait façonné la neige et dont les paquets dans lesquels je passais battaient le rythme de mon avancée. J’aime ce mode de déplacement qui, en hiver, permet d’aller n’importe où tant qu’il y a de la neige. J’aime ce mouvement rempli d’amplitude qui se termine par un léger glissement. J’aime aussi mon pied plié à l’arrière qui se fait traîner par mon élan. J’aime la vitesse et la douceur du mouvement à skis.

La grande crevasse était plus longue que ce que je pensais, car je l’ai recroisé un peu avant d’arriver, dans toute sa splendeur. Je n’avais pas d’appareil photo à ce moment-là, mais ça aurait donné une image sauvage, contrastée entre la crevasse s’enfonçant dans le lointain, et le blanc uniforme de la neige sur le lac plat. Le dessus de la glace de la fissure, recouverte d’une couche de neige et laissant apparaître son côté sombre et transparent, ressemblais à une vague figée dans l’espace et dans le temps. J’ai dû faire cinquante mètres sur la gauche pour la traverser parce qu’elle était remplie d’eau. Une eau vert kaki virant sur le jaune, l’eau du lac qui avait pu s’échapper au moment de l’ouverture de la glace. Des tâches sombres jonchaient la fissure, causée par cette même eau qui avait fait fondre la neige, créant de petites mares. J’ai enjambé la fissure à un endroit où elle avait déjà regelé.

Quelques dizaines de mètres plus loin, j’ai croisé la trace de ce qui devait être un lièvre qui courait. Tous les trois ou quatre mètres, il y avait une glissade de deux mètres environ. Ça m’a amusé de voir que même dans la nature, les animaux s’amusent et se plantent, qu’ils sont comme nous, qu’au fait qu’ils vivent avec toutes ces mêmes petites choses de la vie. Je suis passé devant les petites îles sur lesquelles j’avais été dix jours plus tôt, au tout début de mon séjour. Je me souvenais de la fierté que j’avais ressenti à ce moment, d’avoir été si loin. Et là, c’est pendant les cinq dernières minutes de mon périple que je les ai croisés. C’est un peu comme terminer une balade en passant par sa rue d’enfance, on se rends compte de la longueur du chemin parcouru. J’étais fier. J’ai touché terre, je suis allé à mon vélo, j’ai déchaussé mes skis et je suis parti.