Voilà ce qui était prévu : Cet hiver, je me lance dans la traversée du Hardangervidda dans le sud de la Norvège. Je n’ai pas de but précis en tête, si ce n’est d’y éprouver la marche et le froid et de profiter un max de ces régions. En fonction du matériel que j’arrive à trouver, ce sera soit en raquettes avec sac à dos, soit en ski de rando. Je ne sais pas encore si je serai seul ou accompagné, a priori ça sera seul, mais je n’ai pas trop de soucis avec ça. Je compte partir dans les alentours du 28 décembre et être de retour vers le 20 janvier.

30/12

 

Parti. Passé la nuit précédente dans l’aéroport de Copenhague à déambuler dans ce grand lieu vide, habituellement si bouillant de monde. Je me suis laissé séduire par une banquette de bistro pour quelques heures de sommeil avant de repartir pour Oslo. Squatter dans aéroport se fait au même rythme que les avions et les commerces ; c’est frénétique. On est très vite réveillé, c’est-à-dire qu’il faut vendre, il faut partir.

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Arrivé à Oslo, je me rends dans le magasin de la DNT pour acheter du fuel et discute un moment avec le responsable. Il me tient un discours peu rassurant sur le Hardangervidda : les cabanes ne sont pas ravitaillées en nourriture ni en bois, les lacs et rivières risquent de n’être pas gelés puisqu’on utilise leur eau en contrebas pour des barrages, etc. Je suis déjà très lourd et ne peux pas me permettre de porter 10 jours de nourriture sur le dos. Je décide donc, non sans regrets, de changer mes plans et d’écouter ce que le gars de la DNT me propose. Il me parle d’un endroit sympa près de Lillehammer plus accessible à mon niveau.

 

Je saute dans un train pour Lillehammer et il fera bientôt noir, il est presque 15 heures. En vérité, le crépuscule n’a rien de noir ici, il est blanc, voire gris. C’est rassurant, ce pays de Vikings apparaît – vu du train – doux comme du coton.

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31/12

 

Je démarre enfin sur mes skis. Les premiers pas sont hésitants, mais je me fais vite au mouvement. Étrange et fascinant à la fois de constater la manière dont le corps se mécanise rapidement. Ce qui n’était qu’un geste réfléchi, nécessitant le monopole de l’attention devient vite – l’expérience aidant – une sorte de fluidité inconsciente. C’est comme si mes jambes prenaient le relais pour que mon visage se tourne vers l’horizon. Malgré tout ce que le mot contient généralement de charge négative, il faut bien avouer qu’au final, c’est une sorte d’habitude qui me permet de profiter de mon environnement. C’est d’ailleurs une belle journée pour commencer, il ne fait que -6° et les nuages se dissipent peu à peu. Je suis heureux de retrouver ces paysages où l’hiver règne en silence.

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Je suis pour commencer une piste de ski de fond et me fais régulièrement dépasser par des Norvégien.e.s en parfaites tenue sportive. Rien qui ne dépasse chez eux, tout est parfaitement aligné, ils sont aérodynamiques. Et cette impression ne s’en trouve que renforcée lorsqu’ils me regardent avec des yeux ronds, moi et mes 25kg sur le dos. S’ils sont des lignes qui tracent, je suis un rond qui pèse, mais ne roule pas.

Je sens d’ailleurs assez vite que quelque chose ne va pas, je transpire rapidement – trop ? – et la douleur me scie les épaules. Je continue comme ça quelques heures en espérant que ma condition devienne supportable, qu’à nouveau mon corps exerce sa magie et avale cette douleur dans une nouvelle habitude, mais rien n’y fait, cette garce persiste. Je m’arrête plusieurs fois, bois mon eau qui commence à geler et tente de faire aller, de faire glisser. Petit à petit s’insinue pourtant un doute qui désire se faire passer pour une évidence, mais je lui refuse ce droit, je n’ai pas envie d’arrêter. Je remonte encore un peu le vent de ma faiblesse jusqu’à ce que je me rende compte que je n’irai pas plus loin, je n’atteindrai pas mes objectifs.

C’est dur, j’avais peint ce périple de mille façons différentes, je l’avais fantasmé, repassé dans ma tête des centaines de fois, mais ça je ne l’avais pas envisagé. Je n’étais pas prêt. Qu’est-ce qui avait cloché ? Ma préparation physique ? Mon équipement ? La taille et le poids de mon sac ? Sans doute un peu de tout, mais le temps de ces réflexions viendra, maintenant je dois retomber sur mes pattes et changer à nouveau mes plans. Je rejoins la route puis lève le pouce pour rentrer sur Lillehammer.

Le soir, une merveilleuse boisson à base de malte et de houblon m’aide à accuser le coup même si ce réveillon de nouvelle année a un goût amer que la boisson ne parvient pas tout à fait à faire partir. Toutefois, quelque chose d’autre m’attend : j’ai contacté mon ami agriculteur qui vit plus haut dans le Nord et qui me prêtera sa cabane pour la semaine à venir. Il faut croire que lorsque le corps lache, le carnet d’adresses prend le relais.

 

03/01

 

Durant l’été dernier, j’étais parti m’isoler dans une cabane dans le fond d’une vallée au centre de la Norvège. M’y voilà de retour, mais cette fois-ci par -15°. Saebjorn, mon ami qui possède cette ancienne ferme l’a transformée en cabane d’écriture et de solitude. Lorsqu’il m’y emmène, je sens, comme l’été dernier, un léger pincement dans sa voix ; il aimerait y rester aussi et chacune de mes visites agissent sur lui comme un rappel de cet écrin de silence qui est aussi son chez lui.

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À l’intérieur, les carreaux sont gelés et le givre a des allures de vieux Persans, ou d’une autre langue du moment qu’elle soit calligraphiée et incompréhensible. Il faut avant tout réchauffer l’intérieur qui mettra plusieurs heures à devenir vivable. Je crée un réchauffement climatique à microéchelle : le bois craque – le bâillement du réveil – les souris s’agitent, une mouche sort de sa froide torpeur. Je m’assieds à la même table que j’ai quitté cinq mois plus tôt et remarque qu’au-dehors tout a changé, l’hiver a fait son boulot, et ses sapins. Toutefois, j’aperçois un élan sur le versant d’en face, lui par contre n’a pas bougé.

 

J’étais parti pour une « expédition » et me voilà atterri ici à la suite d’un certain nombre d’imprévus plus ou moins chanceux. Est-ce un échec ? La poésie de ma situation m’interdit de le penser. Je n’ai pas de regrets, je n’ai fait qu’exécuter le décret de l’hiver et de mon corps. J’avais pensé mon voyage entre un point A et un point B où il suffirait de suivre une ligne, une trace qui m’amènerait vers ce qui était prévu. Rien ne se passe jamais comme ça, l’aventure respecte la dignité de l’imprévu.

Quand bien même aurais-je respecté mes plans initiaux, encore aurais-je été bousculé par quelques merveilles inattendues ou malheurs à surmonter. Partir avec l’ambition de faire tout « comme il faut » , d’avoir une maitrise totale ou ne pas partir du tout : deux propositions semblables. Ainsi n’aurais-je pas été du A vers le B, je me serais plutôt fait sauter entre les deux, rebondi sur le L pour revenir en rampant vers le C qui me crachera vers les rondeurs du O ou la paresse du M.

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04/01

 

L’hiver resserre les actes et les densifie. La saison oblige à penser ce que l’on fait, elle ne pardonne pas à la distraction. Une chaussure mal mise ou une chaussette trop étroite et les orteils refroidissent à en faire mal. On veut aller vite dans un aller-retour et néglige de mettre des skis ; tout le froc trempé jusqu’au genou. Il faut se répéter ce dicton : la préparation est d’or.

 

Ce matin, j’ai pris toute la matinée pour aller chercher de l’eau et refournir en bois la cabane. Il faut arriver à tolérer, à accepter sa lenteur. D’ailleurs si l’on observe bien, c’est comme si tout l’environnement hivernal donnait des indices sur la façon dont il faut le vivre, c’est-à-dire sans précipitations. La neige pose de l’ouate sur les décibels et lorsqu’on arrête ses gestes ou ses skis et qu’on ferme les yeux, c’est à peine si l’on a l’impression d’être seulement quelque part. La sève dans les troncs est presque immobile, les bourgeons restent bien cloitrés dans leur gange végétale, seule la neige garde au sol la trace de quelques mouvements animals, on ne peut donc rien lui cacher.

Au fond, vivre en hiver, c’est peut-être aussi apprendre à écouter ce que la saison a à nous dire et rentrer soi aussi dans une forme d’hibernation où nos gestes ralentissent et où tout, jusqu’à nos pensées, se teinte de cette langueur vivifiante des grands froids.

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05/01

 

La matinée fut très calme, j’ai joué aux échecs et puis lu Merleau-Ponty, de quoi ma caféiner les neurones. Il a fait particulièrement silencieux aujourd’hui et j’en aie profité pour boire deux tasses de thé en une heure, j’essaie en fait de battre des records de lenteur. Il faut dire aussi que le paysage derrière ma fenêtre facilite la tâche, lui qui fait presque de la rapidité une insulte. S’ils paraissent parfois méfiants, quelque chose de presque mystique se dégage des sapins enneigés. Ils ont une aura de majestueux que leur résistance aux frimas ne fait que grandir. Ils ont quelque chose de profond et mystérieux aussi et au plus j’observe les sapinières au plus ma certitude grandit d’y avoir trouvé l’habitat des gnomes. Je pourrais parler des heures durant de sapins et c’est tant mieux, car ils sont en cette vallée ma plus proche société.

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L’après-midi, je sors pour admirer le coucher du soleil, à 15h30. Étrange de penser qu’ailleurs dans le monde d’autres paires d’yeux le saisissent de manière complètement différente ; peut-être sont-ils éblouis, peut-être marque-t-il l’heure de la sieste ou celle du réveil, peut-être marque-t-il aussi le temps de l’apéro, pour ceux qui commencent tôt, mais pour moi il est cette aura rougeoyante qui fait joliment saigner les versants maculés du font de vallée. Ça me donne envie e m’exercer à faire du feu dehors, dans la neige. Je me fais un tapis d’épines de pins pour l’isoler du sol, recouvre mes boules de journaux de branches diverses et découvre que le boulot est inutile par rapport au conifère. Mon feu finit par s’allumer et prend de l’ampleur et je m’exalte devant mon œuvre comme Robinsson sur la plage, je crie dans la nuit blanche, j’ai l’impression d’être un vrai trappeur ! le temps de dix minutes au moins. L’allumer fut une chose, le maintenir une autre. Il s’éteint rapidement et je retourne dans ma cabane profiter de cette merveilleuse invention des Hommes : le poêle.

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06/01

 

Ce matin, en déjeuner, un bruit au-dehors attire mon attention. Je me tourne vers la fenêtre de gauche et aperçois quelques frénétiques battements d’ailes ; un pic vert passe sa tête devant le carreau. Je suis tout heureux comme un gosse et m’en approche doucement, mais il a repéré mon sourire béat et ma gueule de ravis et s’éloigne faire son trou dans les bois, là où risque moins de tomber sur ces étranges êtres à deux pattes et appareil photo. Je crois que c’est ma journée oiseaux, car en skiant cette après-midi je surprends à plusieurs reprises des moineaux qui piaillent et cherche à manger par petits mouvements secs et presque invisibles.

Rien à voir avec l’écho lointain et comme provenu d’un autre âge du coassement des grands corbeaux. Ceux-là ont presque disparu de nos régions belges depuis longtemps, je n’ai jamais eu l’occasion d’en voir avant de partir en Norvège pour la première fois et pourtant je les reconnais sans une once d’hésitation. C’est que je les aie tellement entendus dans les Walt-Disney, films, séries et jeux vidéos que ce cri emblématique et moyen-ageux m’est resté calé en tête comme un frisson qui attend d’être activé.

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Au final, l’une des choses que je suis venu chercher ici, c’est du silence. Assez de silence que pour pouvoir entendre ces cris et chants gonflés de symbolisme. Il fait tellement silencieux que le seul bruit qui occupe presque continuellement mon espace sonore, c’est le mien. Il est en fait devenu assez rare de s’entendre marcher (pour le coup, skier) la ville a perdu ses habitudes de silence et il me faut venir habiter cette vallée pour redécouvrir pleinement ce que c’est qu’un son, ce que faire de bruit veut dire. Le croassement des corbeaux : cette balafre païenne sur la peau du silence blanc.

 

07/01

 

La météo avait prévu une tempête pour aujourd’hui et elle ne s’est pas trompée. Cette nuit je me suis fait réveiller par le bruit aigu des bourrasques et les craquements de la cabane qui y répondait. En déjeunant devant le spectacle, je me trouve face à une véritable rivière de neige suspendue qui traverse la vallée d’ouest en est et dépose ses alluvions glacées sur mes carreaux. J’ai quand même envie d’en faire l’expérience alors je sors faire en tour dans les bois. Les arbres en lisière sont redevenus verts, le vent les ébouriffe pour retrouver leur charme printanier. Moi, j’en tire leçon et je couvre mes lisières ; mon pantalon au-dessus des bottines, le pull dans le froc, et les manches dans les moufles. Les hanches, poignets et chevilles sont mes lisières que le vent chérit. En vérité, les lisières sont des lieux intenses et on retrouve leur importance dans de nombreux domaines comme la géologie, la botanique, l’écologie, la sociologie, la politique et bien d’autres. Ces lieux de rencontre, ces interstices, ces fins de normes ou de connu foisonnent de vie et d’expériences inouïes.

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Avec le temps, je me dis que le solitaire aussi arpente les lisières. En marge de la présence d’autrui, il fait société dans les fonds de vallées, en marge des dialogues, il noue parole avec les braises ou les mésanges, en marge du flux brulant d’actualités, il fait événement des étoiles et des dessins énigmatiques que trace le flocon dans l’air.

Je suis à la lisière, je le sens dans ma façon d’être plus attentif à la faune qui m’entoure sans trop vouloir se montrer et surtout dans ma capacité de prendre le temps pour chaque action sans être harassé par la suivante. Je ne cherche pas à remplir un agenda ou avaler des kilomètres, je me laisse porté par l’épaisseur de l’hiver.

 

08/01

 

La vallée est d’une grande gentillesse pour mon dernier jour et m’offre ses plus beaux atours. Impossible de voir le soleil à proprement parlé durant cette saison, mais il éclaire de bon cœur les sommets enneigés qui sont pour cette semaine mon horizon. Je pars dans une poudreuse déposée par les vents de la veille, c’est le calme après la tempête. En chemin, à quelques dizaines de mètres à peine de ma cabane, je tombe sur une trace étrange, je crois bien qu’il s’agit d’un lynx. Alors j’annule mon trajet initial et m’enfonce dans les bois à la recherche du gros chat. Bien sûr, je ne dû pas le voir de la journée, mais l’exercice me permet au moins de trouver des touffes de poiles que je garde en souvenir.

À l’heure où tous les travaux et rapports scientifiques nous crient que la biodiversité est en chute libre partout sur le globe, je mesure ma chance de pouvoir suivre la piste d’un lynx en croisant à de nombreuses reprises les traces d’un élan ou d’un lièvre variable sous le chant des mésanges. L’hiver dévoile le foisonnement de vie de ses bois est la neige est sa mémoire.

J’aime me laisser prendre sans appréhensions par ce genre de petits événements qui, si l’on sait adéquatement rebondir dessus, déploient des sentiers inattendus dans un monde de surprises. Le pas hésitant, voilà bien celui des poètes.

 

En rentrant vers ma cabane je décide, pour célébrer la nuit qui vient de tenter à nouveau ma chance avec le feu. Je choisis mieux mon bois et cette fois-ci j’y parviens. On ne fait feu de tout bois que métaphoriquement. Je suis fier comme Cyranno, je crie dans la vallée pour annoncer la bonne nouvelle à personne. On devrait penser plus souvent à crier, c’est pas mal ce truc. Tout comme le feu qui se meurt et lache dans un souffle ses dernières flammes, le soleil clashe dans le ciel sa fin de journée en traces rouges. Et sur ce tableau, un aigle vient planer lentement par dessus les cols, je ne sais pas si j’en méritais tant !

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