Lorsque la nuit s’infiltre dans les fissures de l’aventure
18h30 – Je quitte mon boulot bien trop tard.
Ma soirée est aussi belle et dégagée que le ciel ; quelle que soit l’heure, je ne veux manquer cette sortie pour rien au monde. Mais je ne choperai Edward chez lui que vers 19h00, notre seule erreur.
Edward, c’est mon presque-voisin de 15 ans de moins que moi ; on se croise souvent. Il grimpe beaucoup et bien, surtout en salle. Il a effleuré du rocher voici un an, et sait qu’il doit en caresser bien plus. Quant à moi, je grimpe peu et pas trop bien. Mais j’ai un besoin viscéral et culturel de plonger mes mains dans des fissures de rocher chaque année, quelques fois au moins.
Nous avons souvent parlé d’aller grimper un soir ensemble. Je sais, et Edward a vite compris, que je n’ai pas beaucoup de soirées disponibles et que nous ne contrôlons ni les pluies ni les saisons. Ce vendredi est donc incontournable, il faut foncer, quelle que soit l’heure. Sachant que je ne regrimperai pas de sitôt avec lui (qui sait ?), je veux lui faire sentir l’escalade qui me fait vivre : dehors, vivante, vivifiante et forte d’aventure. En Belgique, un site si prête particulièrement : les aiguilles de Chaleux.
C’est un peu une connerie de partir à 19h de Fernelmont pour Furfooz, mais nous avons la pêche. Dans la bagnole, nous avons lorgné sur une photo des aiguilles et la vague ligne de la voie normale, avant de vite refermer les feuilles pour laisser la voie ouverte à la dé-couverte.
Arrivée sous un beau soleil, de quoi étaler le beau matos brillant et clinquant à la lumière. On s’équipe léger, sachant que le chemin est chahuté. Petite visite au point de vue. L’ambiance est grande. Les aiguilles sont fines et belles, d’une intensité située à l’extrême. La Lesse est haute, brune et forte, dense et dansante, fondant le paysage chaud.
Qui pourra jamais penser comme la Lesse et son paysage ?
Nous courrons le long du chemin, chatouillons les pieds de la chandelle, pour nous retrouver au pied des aiguilles, au bord de la rivière brune. C’est ici que commence l’aventure. Nous connaissons vaguement l’itinéraire : remonter cette rampe, puis passer cette fissure technique, trouver un relais avant de traverser vers l’écaille élancée qui nous ramènera à la hauteur. Je me souviens avoir grimpé avec Dom ici il y a un bout de temps. Je me souviens de ses sangles rajoutées dans la fissure, je me souviens d’avoir bourriné sauvagement. Je me souviens de cette impression de grande voie de montagne, à deux pas de chez nous.
Je veux m’offrir la première longueur pensant avoir la forme, et ne sachant pas trop si Edward est à l’aise pour installer des relais en tête. C’est oublier que mes deux semaines de montagne familiale, si elles m’ont fait travailler les jambes et le souffle, m’ont aussi vidé les avant-bras. Je remonte la rampe et y prend plein de plaisir. Je commence à jouer avec les coinceurs pour rassurer ces vieux pitons historiques. Je parviens au pied de la fissure un peu surpris : wow, je ne me souvenais pas de cette allure déversante… Je chipote, je tente, je re-tente, je tire, je souffle, je transpire… Je n’y arriverai pas, je le sens. Très vite, je me dis qu’il faut faire passer Edward devant pour ce pas clé. Traverser, trouver un point sûr, rajouter un coinceur : relais ! Improvisation !
Edward me rejoint et je lis dans sa grimpe que ça lui plaît. Il déjoue mes coinceurs, et découvre la cotation ‘4 ouvert’. Je le lance dans la fissure. Il peine à peine (juste de de quoi me réconforter); et j’envie sa technique légère. Lui découvre les fissures poisseuses et l’incertitude de l’itinéraire. La fissure passée, on se perd de vue : « Remonte sur l’espèce de crête, vers un replat ou tu dois trouver un relais normalement… » «Où ?? » « Monte ! Tu verras plus haut ! » Il prend son temps et a bien raison. Il cherche, et ce n’est pas simple de trouver. Enfin, il dégote les anneaux, s’y attache et place son (premier ?) relais en tête. Je l’entends lâcher un « Waow ! C’est beau ! » Je n’en demandais pas tant…
Dans mon dos, le lieu continue de vivre… J’entends soudain au loin des hululements splendides. « Edward, t’as entendu les chouettes ou les hiboux ? » « Ouais, magnifique ! »
Il m’a fallu un moment pour réaliser que dans l’expression « rapace nocturne », il y avait le mot « nocturne »… Pendu à mon relais de fortune, je me retourne : la nuit descend en rappel silencieux. Je ne vois presque plus le bas de la voie, endormie dans la pénombre de la forêt. C’est à cet instant que mon cerveau à commence à prendre un rythme de montagne : analyser les options, ne pas perdre de temps, rester cool… Je me lance dans la fissure à grande peine. Grimpe entre artif et boucherie… Edward tire « sec » en permanence…
J’en sors et fonce vers le relais. Arrivé à sa hauteur, j’embarque les dégaines et coinceurs et m’envole au plus vite vers le pied de l’écaille. La nuit se déploie, avec elle des étoiles, des hululements encore, des faucons invisibles sortis de la rivière. Prudent, dans cette pénombre, la traversée ascendante m’aspire et me plaît. Ce que je fais là n’est ni du sport, ni une « activité » quelconque :
Edward et moi grimpons de nuit, au cœur du monde.
Arrivée au pied de l’écaille, je la découvre plus noire que noire. On n’y voit rien. Je sais que les anneaux sont bons et bien répartis, mais nous allons perdre un temps fou à les chercher. Après réflexion, je fais monter Edward de quelques mètres jusqu’à une bonne plateforme que j’ai repéré en montant. Le dernier point de rappel pour redescendre en toute sécurité. De là, il m’assure en désescalade. Désescalader de nuit, je peux vous dire que ça aussi c’est quelque chose…. Je suis soulagé de voir mes coinceurs et friends qui protègent bien ma descente scabreuse. Arrivé à la plateforme, on discute du plan rappel, et nous tentons de l’amorcer, pas facile dans l’obscurité totale…. A la lueur d’un gsm et d’un flash d’appareil photo, nous contrôlons les nœuds et l’installation. Edward part pépère pour un rappel dans le vide et dans le noir total. Ses cordes se coincent dans les arbres, no stress, Edward prend le temps qu’il faut pour filer plus bas. C’est ça qui est bien avec Edward : il n’est pas ‘zen’ pour la frime, mais par nature. Dans une situation comme la nôtre, sa décontraction m’apaise et me détend. Je sens tout doucement que nous y arrivons. Je peux tout doucement reboire la beauté de la nuit. Perdu au milieu des aiguilles, des immensités d’étoiles, de bruits et d’ombres me bringuebalent le regard et tous les autres sens.
Soudain, je sursaute : je viens de piétiner le squelette d’un gros oiseau. Les rapaces ont pris leur repas ici… Tout petit dans cette nuit, rapetissé par les péripéties, croyez-moi ou pas, en voyant ce squelette, j’ai eu peur qu’un grand-duc ne me bouffe sur ma plateforme…
Rappel libre ! Je file à mon tour vers le noir. J’y pendule, m’y prends des branches dans la gueule, Edward se marre. Je le rejoins finalement à la terre. Je pense être à bout des difficultés, mais il me rappelle à la réalité : « on n’y voit que dalle ! Tu sais où es le chemin ? ».
A ceux qui croient que la wilderness n’est qu’un concept abstrait, je propose un exercice tout simple : prenez un sentier que vous connaissez un peu, et marchez-y de nuit…
Là encore, nous avons rampé, grimpé des racines, contourné des troncs, bouffé de la mousse, pendant un bon bout de temps, avant de rejoindre un chemin haut perché. Traversée du bois éclairée par le gsm fatigué et retour poilant jusqu’à chez nous.
Edward, je voulais t’offrir un parfum d’aventure, nous nous en sommes pris un fleuve entier : merci !
Une expé pareille ne s’improvise pas trop : j’avais le matos et un poil d’expérience, Edward avait le niveau de grimpe. Cela dit, un peu d’entraînement de plus pour moi et une petite frontale dans le sac n’auraient pas été superflus…
Une autre chose est certaine : les aiguilles de Chaleux ont tenu leur promesse !
Elles restent, avec leur Lesse et leur esprit, un des sites les plus intenses que je connaisse.
Jérôme M.