Rencontre entre l’aube et le crépuscule de deux parcours alpins
Les Aiguilles Dorées, m’ont toujours fasciné. J’en connais tous les sommets de leur traversée intégrale par coeur. Souvent rêvée, je ne l’ai pourtant jamais osée, intimidé sans doute par sa longueur et son engagement. C’est pourquoi, lorsque Guillaume avec la candeur de ses 17 ans m’a demandé si je voulais l’y amener, cela m’a d’abord un peu troublé. Oui, bien sûr que j’ai envie d’y aller mais suis-je sûr d’oser prendre la responsabilité d’y emmener un débutant ? Suis-je prêt physiquement et psychologiquement ? Pourquoi irais-je ? Ai-je quelque chose à me prouver ?
Je connais bien Guillaume et je sentais que cette cordée pouvait être forte. Je lui ai donc répondu positivement mais tout en l’avertissant qu’il nous faudrait du temps et un cheminement à deux avant de pouvoir s’attaquer à cette traversée. Nous avons ainsi réservé 9 jours de nos vacances respectives et moi j’ai tout de suite commencé mes joggings et autres entraînements à vélo, pendant que lui terminait en beauté sa rhéto.
Après une longue et chaude route, nous voilà le 1er juillet à Chamonix. Sans attendre nous montons dans le noir bivouaquer à la Flégère pour être au pied de la Chapelle de la Glière avant les premiers rayons du soleil. La Chapelle de la Glière, c’est ma première course en autonomie en montagne et j’y suis revenu avec plusieurs compagnons de cordée. L’escalade y est toujours aussi belle avec le Mont Blanc en arrière-plan sur 400 m et surtout le mythique « rasoir ». Ce premier test se passe à merveille et très vite notre cordée se trouve avec ces regards et sourires qui se passent de mots. La descente achève mes genoux mais cela fait partie de notre entraînement. J’aurai besoin d’une bonne journée de repos tandis que Guillaume, triathlète boulimique, vice-champion de Belgique junior de Ski-Alpinisme, ira courir et dévorer 4 km à la nage.
Nous montons ensuite au Refuge du Couvercle avec comme objectif la magnifique Arête Sud de l’Aiguille du Moine. A la montée des échelles sur le chemin du refuge, des souvenirs me remontent une fois encore à la gorge. Harold avait aussi 17 ans lorsque nous en avons fait la voie normale, juste avant la Haute Route que nous avions organisée ensemble. L’Arête Sud c’est une vraie course de montagne avec une recherche d’itinéraire pas évidente et surtout une descente longue et fastidieuse. Par contre, le sommet constitue l’un des plus beaux belvédères de la vallée du Mont Blanc. Notre cordée fonctionne de mieux en mieux et sa complicité grandit à chaque échange de matériel. Nous avançons essentiellement en corde tendue, obligés de nous faire mutuellement confiance. Je découvre encore plus Guillaume et je réalise qu’il est entré dans le cercle restreint de ces « grands compagnons de cordée », ceux dont mes doigts suffisent à compter le nombre.
La descente est interminable et nous ratons le dernier train du Montenvers. Guillaume, au bout du rouleau aussi, se dit prêt à descendre à pied mais, moi, je sens que ce serait une erreur pour mes genoux et la suite. Nous passerons donc une magnifique soirée dans le dortoir du vieil Hôtel du Montenvers que je recommande chaudement (36 euros/pers en demi pension). C’est un vrai moment de bonheur partagé où nous savourons les moments vécus ensemble là haut sur cette arête qui d’en bas semble toujours tellement haute et impressionnante. Ces moments de relâche font aussi partie de l’alpinisme. Ce sont eux qui scellent les amitiés.
A Chamonix le thermomètre approche les 40 degrés. Nous décidons de remonter immédiatement au refuge Albert 1er pour nous y reposer au frais. De nouveaux les souvenirs remontent en moi au fur et à mesure que l’inclinaison du chemin se redresse. L’espace-temps se courbe et je réalise que la dernière fois que j’ai monté ce chemin c’était déjà avec Guillaume et … Matthias. Je prends clairement conscience que chaque aventure alpine est chez moi plus associée à des visages qu’à des sommets. Et sur cette moraine interminable, ils se bousculent ces visages et ces ambiances, chaque fois différentes, qui me gonflent de joies et d’énergies. Sans doute ai-je de la chance par rapport à certains guides qui enfilent les aventures en n’en revoyant que rarement les acteurs par la suite. J’ai beau chercher, je n’arrive pas à trouver un compagnon d’aventure avec lequel ou laquelle je ne suis pas resté en contact, le plus souvent de façon intense.
Au refuge Albert 1er, j’observe le même scénario se répéter mais dans le chef de Guillaume cette fois. Nous y croisons, en effet, un raid Passeport et je vois Guillaume replonger lui aussi dans son histoire et retrouver ses racines. Ce sont ces Raids qui lui ont donné le goût de la montagne, des grands espaces et de l’Amitié. C’est avec Jib le guide, ancien lui aussi de Cap Expé, qu’il a fait ses premiers sommets au Grand Paradis. C’était magnifique de voir et sentir, chez Guillaume et Jib, cette joie réciproque de se revoir. Et moi je retrouvais Thomas, un autre guide accompagnant le raid Passeport.
Je ne l’avais plus vu depuis l’accident d’Augustin dans les Calanques. Cela m’a fait beaucoup de bien de pouvoir en reparler avec lui et de sentir combien cela l’avait marqué aussi mais qu’il continuait, sans oublier.
Lorsque nous avons quitté le raid Passeport avec une après-midi passé avec eux au col droit, je me suis retrouvé à tenir Guillaume en laisse sur le glacier vers le refuge du Trient. En fait je tenais aussi Augustin et des larmes pleines de tendresse en pensant à ses parents, à son frère Grégoire et ses sœurs coulaient sur mes joues. Derrière nous, les Aiguilles Dorées semblaient sortir de la banquise. Elles me rappelaient mes responsabilités et questionnaient une dernière fois notre décision de faire cette traversée intégrale est-ouest. Nous étions libres d’encore de faire demi-tour mais l’intensité de cette cordée avec Guillaume que je ressentais très clairement à la traction sur la corde à chacun de ses pas, me disait d’y aller. Nous étions prêts. J’étais prêt et surtout, j’en étais maintenant certain, j’avais vraiment envie de faire cette traversée intégrale avec lui, non pas pour plaire à quiconque ou pour prouver quoique ce soit à qui que ce soit, y compris moi-même, mais juste parce que le chemin sentait bon, que cela sonnait juste et que nous sommes de drôles de bêtes sociales assoiffées d’intensité, de beauté et de sens.
Nous avons quitté le refuge à 4h30, c’était nous la seconde ligne de lucioles à l’attaque de la brèche Crettez. A partir de là, je ne me souviens plus que d’une danse à deux sur un granite magnifique, illuminé de paillettes d’or au-dessus d’une mer de nuage et de neige et sous un ciel d’un bleu tellement azur qu’il semble à portée de main. Nous progressons vite jusqu’au col Copt.. Guillaume l’appréhendait mais comme le col est aussi sec que Ramsès IV nous n’avons d’autres choix que d’escalader cette magnifique fissure en 6a et puis l’aiguille sans nom pour atteindre la tête de Biselx. Si nous en prenons plein les yeux, la fatigue commence à se faire sentir. C’est le moment de sortir le saucisson aux noix, de se regarder et de sortir quelques mots inutiles. Tout est joie intense et pourtant nous ne sommes pas encore arrivés. Nous trouvons le bon chemin vers le col des aiguilles penchées et j’assure à nouveau Guillaume dans cette longueur un peu plus difficile. Le guide et son épouse avec qui nous avons sympathisé se sont un peu perdus plus bas et je n’arrive pas à cacher cette petite boule d’orgueil qui gonfle dans mon cou. Nous choisissons alors de passer par le versant sud en suivant les conseils du gardien de refuge. Le guide passe par le versant nord et nous dépasse largement. Tiens la petite boule dans le cou a disparu … Nous approchons au sommet de l’Aiguille de la Varappe mais j’ai beau manger des barres de céréales, mes jambes deviennent lourdes et mon souffle s’accélère. Mon petit coup de barre classique du sommet arrive. Je le connais et j’avais averti Guillaume. Il ne durera pas mais il est bien là.
« Guillaume passe devant. » Il me répond malgré lui par un énorme sourire. Très curieusement ce sourire me transperce de fond en comble et chasse le coup le mou. Guillaume me tire jusqu’au sommet et cette fois c’est moi qui arbore un grand sourire. Nous planons et nous nous donnons l’accolade. Au détour d’un fou rire, nous découvrons avec surprise le guide et son épouse à 50 m plus bas en train d’installer le rappel. Nous n’aurons donc pas à chercher ce rappel comme cela fut le cas au Moine. Profitons à fond du sommet. Il est 13h40, il fait chaud et nous sommes crevés mais puissamment heureux. Nous finissons le saucisson calmement, en très fines tranches. C’est inouï combien, en de pareils moments, ces petits gestes de l’un qui coupe une fine tranche pour l’autre parlent.
Il reste 6 rappels avant la rimaye, cette ligne de cassure dans le glacier en bas de la pente. Nous sommes crevés, la météo est bonne et je garde des appréhensions par rapport à ces manipulations de corde en terrain instable, style mikado géant de pierrailles. Nous allons prendre notre temps et faire bien les choses, ok ? Je me concentre, je regarde ce que fait Guillaume qui est aussi crevé que moi et je lui demande de me surveiller aussi. Ces putains de corde verte et bleue de 60 m sont trop longues pour les petits rappels et s’entortillent dans tous les sens. On ne s’énerve pas, on reste concentré. Guillaume qui est dans un rôle plutôt passif regarde la rimaye à chaque relais pour me dire « on est encore loin, dis ?» Oui Guillaume, je comprends bien ce que tu veux me dire : je suis lent, très lent… J’entends aussi mes Patrick, Victor et autres Bernard se foutrent royalement de ma poire et me crier, « Dom, plus vite, plus vite, Dom, tu traînes comme un débutant …». Mais il fait beau et je vous emmerde les gars… Là on va y aller calmos, je vais faire mes petits rappels pour ne pas coincer la corde et on ne va pas s’envoyer des parpaings sur la tronche ni sur celle des cordées en dessous, ok ? D’ailleurs ils ont tous déjà passé la rimaye et je les voie regarder en l’air en se demandant ce que ce « père et son fils », qui jusqu’ici avaient bien avancé, fabriquent. Je vous emmerde tous les gars et toi aussi Guillaume d’ailleurs dont les yeux et le sourire en coin n’arrêtent plus de souligner la lenteur de notre allure, que c’est interminable et qu’il se sent prêt à sauter la rimaye pour aller plus vite, … J’avance à mon rythme ok, calmement et j’assurai une descente en totale sécurité jusqu’au bout. C’est le plus important, point à la ligne et puis heureusement qu’on a fait ce dernier petit rappel pour passer la rimaye, hein Guillaume?
En bas, assis sur cette pierre qui nous faisait de l’œil depuis tout en haut, nous nous désencordons et nous nous échangeons une nouvelle accolade. C’est juste énorme ce que nous venons de réaliser !
Nous serons de retour au refuge Albert 1er pour le Souper de 18h30 où Guillaume videra tous les plats en se servant deux fois, à moins que ne soit trois ?.
Merci Guillaume et surtout bonne route !
Dom