Quatre jours de trek d’une côte à l’autre, seul en tête-à-tête avec les vestiges d’une frontière antique.
Sur les chemins du Mur d’Hadrien:
Londres le 17 décembre à 10h30, je suis excité comme une puce. Mes colocataires me regardent avec un air légèrement béa, je ne tiens en effet plus en place, ce bon Hector Berlioz sonne à grandes notes depuis ma chambre. La marche Hongroise guide mon agitation sur tous les points cardinaux de notre petite maison sur la Hungerford Road. Je monte et descends les escaliers, ouvre et ferme la porte du frigo, fait des ronds autour de la table du salon … Je me prépare à enfin quitter Londres !!
Mes colocs observent l’amoncellement de mon équipement avec curiosité, cela va de la bouffe jusqu’au barda de camping qui s’est éparpillé partout comme si une tornade nous avait rendu ses hommages le matin même. Je ressens même un sentiment d’affolement, “are you sure you will manage to carry all this ?“; “no fresh vegetables at all really ??“. Les pauvres, je pense qu’ils me prennent vraiment pour un taré … Mes amis anglais m’avaient pourtant mis en garde concernant les difficultés que ce trek pouvait représenter au mois de décembre “you might end up in very unfortunate situations Rudi, it may be slightly challenging …“. Mais au final ils se font tous à l’idée que « Rudy is just doing his thing !« .
Cela faisait en effet longtemps que j’avais ce projet en tête; parcourir le long chemin qui serpente ce mur antique qui fut élevé à la demande de l’Empereur Hadrien. L’intérêt ici est de pouvoir combiner une approche historique avec une bonne prise d’air pur dans un endroit désert mais pourtant si magique en hiver. L’élément non anticipé du projet était que je me lançais en solo dans cette aventure.
12h35 Départ ! Je sors en trombe de chez moi et évolue à grandes enjambées vers la gare de King’s Cross. “Cheers !!“ la scène de mes deux colocatrices sur le pas de la porte me faisant signe de la main en est presque dramatique, cela me fait sourire.
J’aime ce sentiment de liberté! Quand je chausse mes bottines et endosse mon sac à dos j’ai l’impression de pouvoir aller n’importe où. Les horizons s’ouvrent à moi. C’est comme se lancer sur un chemin où tout peut arriver sans que personne ne puisse savoir ce qui s’y passe. C’est ouvrir une porte de son existence où tout devient incontrôlable et imprévisible. C’est élargir son futur temporel de manière exponentielle et s’y laisser aspirer. C’est pourquoi quand on se sent libre on a tendance à tendre les bras au vent et s’élancer vers cette nouvelle dimension de vie. Et c’est probablement ce que j’ai bêtement fait dans les couloirs du métro sans m’en rendre compte.
Marcher le long du Mur d’Hadrien c’est comme marcher sur une grande éponge. En effet tout y est spongieux, de la flotte partout en haut, en bas, dedans, dehors, c’est vraiment affolant. Mais au bout de quelque jours on s’y accommode assez bien! Je dirais même que l’on s’y adapte si bien qu’on en devient soi-même une éponge. Le premier jour cela commence par les pieds avec l’apparition de la douce cadence de marche, “sproutch sproutch sproutch …“. Puis l’état “éponge“ arrive aux jambes “froutch froutch froutch…“ pour encore ensuite s’inviter progressivement à tous les autres endroits possibles du corps et de l’équipement jusqu’au sac de couchage. Il est malheureusement impossible de remuter à l’état humain vu les taux d’humidité qui dépassent souvent les 90%. Donc voilà il fallait se faire à l’idée que j’allais être à l’état “éponge“ durant mes six jours de trek.
Durant les premières étapes je longe le grand fossé qui se trouvait au pied du mur tout le long de son élévation. Puis, petit à petit un talus avec quelques cailloux commençait à poindre son nez du paysage. C’est le deuxième jour qu’un “waaa-w“ s’échappait de ma bouche à la vue de deux tronçons authentiques du mur, qui n’avaient visiblement pas encore été consolidés par les archéologues.
Au fur et à mesure de ma progression, les restes du mur étaient de plus en plus visibles jusqu’à la région au centre du pays où les fondations du mur avaient été consolidées. J’étais émerveillé à l’idée d’imaginer cette structure dans son entièreté, qui incluait aussi des forts, des tours, des ponts, les portes fortifiées ! Et cette question qui me revenait souvent “comment ont-il fait?“. La civilisation romaine me passionne. Je suis toujours surpris de constater que ces colonnes, ces statues, ces lettres incrustées dans la pierre sont encore visibles partout autour de “leurs mers“, je peux les admirer ici en Ecosse, tout comme en Turquie et jusqu’en Jordanie … Aussi l’idée que ces vestiges aient traversé plus d’un millénaire me donne un sentiment de vertige et de perte totale de la notion du temps. Et me voilà marchant tel Gertrude Bell sur ces précieux vestiges.
De temps à autre le soleil me fait l’honneur d’une percée à travers ces nuages qui on pourrait le croire sont plus proche de l’état solide que vaporeux. Quand il tente une sortie, le soleil enflamme les couleurs du paysage. C’est magnifique ! J’en profite pour sortir mon Canon de ses triples couches protectrices et imperméables.
Au sommet des crêtes désertes, je vis des moments grandioses. Seul, je fais face à un paysage qui me parait immense et écrasant. Dans mon dos, à l’est, je m’éloigne de la civilisation avec ces paysages de bocage. Face à moi s’élèvent des douces montagnes qui forment une friction linéaire qui s’encoure loin vers l’ouest. Sur ma droite, au nord je peux voir les interminables plateaux de forêts sombres et inquiétantes. Puis enfin sur ma gauche, au sud s’étend une vallée profonde mais large dont de temps à autres le soleil reflétait les milles éclats de verts issus de la végétation qui y est abondante. Tels étaient mes quatres murs qui définissaient mon milieu de progression.
Je me souviens que la météo était relativement épouvantable durant les six jours de marche. Mais c’est à croire que mon inconscient a déjà refoulé ces souvenirs périlleux. Heureusement les nuages fortement pluvieux étaient visibles de loin. Quand j’en voyais un arriver je me disais tout haut “ça y est tu vas te prendre un grain“. Rabattre la capuche de son imper puis patienter droit comme un poteau que la furie fluviale passe son chemin. Cela ne durait généralement pas plus de 15-20 minutes. Suite à cela, on se retrouve alors à goutter de partout, du nez, du sac, des doigts ; ça cela veux dire que ton “état spongieux“ est arrivé à “capacité d’absorption maximale …“. Vient alors l’étape de séchage au vent glacial qui se faufile partout pour y arracher un peu d’humidité à l’humain éponge, là il faut prier pour ne pas prendre franchement froid. Puis une fois que tu es plus ou moins sec le prochain grain arrive et tu recommences le processus… Cela pouvait arriver des dizaines et des dizaines de fois en une journée.
Au bout de quelque jours j’ai établi la stratégie du “sec qui peut !!“; à la vision d’un grain approchant je filais à tout allure me réfugier dans un bois ou encore mieux dans une grange ou une étable. Je pense avoir traumatisé quelques braves chevaux en déboulant dans leur habitacle, cela alors qu’ils vaquaient à leurs occupations.
Au final j’ai éprouvé un grand plaisir à marcher seul. La solitude offre le luxe de ne pas devoir s’inquiéter des autres et vice versa. Cela m’a aussi aider à mieux comprendre un milieu car j’ai pu mieux y pénétrer. En fait on perd beaucoup de temps dans la vie de tous les jours à faire du blabla avec des gens de tout azimut. Ces interruptions verbales qui de plus, n’ont souvent aucun intérêt, perturbent en permanence la pensée et la réflexion qui je l’avais oublié peuvent être profondes et constantes si entretenues sur le long terme. Sur mes six jours de marche je pense avoir adressé la parole à 10-12 personnes. Principalement des agriculteurs à qui je demandais de l’eau potable. Si leur première réflexion me concernant était “..you’r a mad men..“, ils se révélaient par la suite être fort sympathiques.
Sinon je n’ai jamais été vraiment seul car j’ai eu comme compagnon de lecture Sun Tzu et Freud durant tout le voyage. Et étonnement c’est le Georges Moustaki qui a résonné dans ma tête durant de nombreuses heures. Cela me faisait penser à mon ancien colocataire, Ali qui aimait tant chanter les chants de Georges Moustaki à la guitare. Quelques kilomètres avant d’arriver à Carlisle (mon étape finale) je me surprend au milieu des champs à chanter à plein poumon ! J’étais simplement heureux. C’était une manière de faire mes adieux à ce Mur d’Hadrien et à ces montagnes qui il faudra l’admettre m’en auront fait voir de toute les couleurs !
Et en effet, j’avais bel et bien une “gueule de métèque“ en retournant vers la gare de Euston, à Londres en ce 22 Décembre de l’année 2018.
Rod (Londres, 23/12/2018).