Une très très longue journée au fond du val d’Anniviers, une belle histoire de cordée, du gros alpinisme

Jeudi 26 mai

Nous partons très tardivement Dorsan et moi de Zinal en direction de la cabane du Grand Mountet. Arrivés à 19h30 à la cabane, on peut tout de suite y faire à manger ! Un bon gros kg de patates grillées pour deux ! Passé 20h, deux alpinistes polonais entrent dans le refuge, crevés, et cramés au possible par le soleil. Ils reviennent de la face nord de l’Obergabelhorn où ils ont buté face à 300m de pente à 55° en glace, notre plan était d’aller sur cette face… Si ces deux alpinistes ont renoncé nous n’avons sûrement aucune chance, ces deux là ont participé à des expéditions dans le Karakoram et nous parlent d’Adam Bielecki et Tomasz Mackiewicz comme des connaissances.

Vendredi 27 mai

Nous nous levons à 2h du matin, je me force à avaler quelques céréales avec du lait en poudre, ça passe mal. À 2h40 nous sommes partis mais prenons le mauvais chemin dans la moraine et partons plein Est au lieu de plein Sud, ce qui nous fait perdre 40min avant d’enfin prendre pied sur le glacier.

Après quelques minutes sur du plat, nous entamons la montée où nous chaussons les crampons. La pente se redresse très rapidement et nous entamons un premier couloir à 45° sur 500m en rive gauche du glacier. Celui-ci paraît interminable mais nous avançons vite. Grâce aux traces des Polonais faites la veille nous ne nous enfonçons que partiellement dans la neige, en dépit du regel qui est médiocre. Dorsan a peu fermé l’oeil et ressent le manque de sommeil, alors je prends la tête pour marquer le rythme.

Nous arrivons sur un beau plateau glaciaire à la base de la face Nord, qui est effectivement toute en glace, nous prenons donc la décision de monter par l’arête du cœur, cotation D, engagement IV.

Il nous faut d’abord grimper dans un mixte de mauvaise neige et de rocher avec des passages dans du 4: par endroits, la pente se redresse à 50° et il n’est pas possible de placer de protections. Comme dit Dorsan: “pas le droit à l’erreur, sinon c’est un ticket gratuit pour le dernier concert de Tupac et Balavoine”.

Une fois sur l’arête de neige, nous découvrons l’ampleur de ce qu’il nous reste à parcourir… mais c’est merveilleux, cette arête est super esthétique. À nouveau, pas moyen de protéger notre progression: à droite, un vol plané de 1000m face Ouest, et à gauche une glissade de 400m face Nord, ça ne pardonne pas.

Nous progressons sans être encordés, je mène parfois en tête pour faire la trace et parfois c’est Dorsan. À 100m du sommet, la couche de neige ne fait pas plus de 5cm par endroits et en dessous se trouve une couche de glace vive très difficilement pénétrable par les crampons. Nous tirons deux longueurs en brochant dans la glace, et enfin, Dorsan arrive en premier au sommet. La vue est époustouflante, et nous sommes heureux d’y être enfin. Mais la course est loin d’être terminée !

Nous commençons par enchaîner quelques rappels sur l’arête ENE (en direction de la Wellenkupe, sommet par lequel nous comptions passer). C’est difficile de trouver les rappels sous la neige, et une fois au dernier relai nous devons prendre une décision. L’itinéraire que nous souhaitions emprunter pour redescendre est impraticable: des grosses corniches de neige, un mauvais regel, et une arête encore clairsemée de neige… nous ne voulons pas descendre par là.

Mais les autres itinéraires (dont celui que nous avons emprunté pour monter) ne sont guère plus attrayants pour redescendre. Nous optons opté pour la face Est, dans laquelle ne se trouve aucun itinéraire référencé. Et pour cause, une descente de 250m instable, raide, à travers un amas de cailloux, de sable et de mauvaise neige glissante.

Bref c’était très délicat et très peu possible à protéger. Dans ce chaos, nous avons bien mis 3h à atteindre les pentes du Gabelhorngletscher. Une fois sur le glacier il nous a fallu encore traverser des grosses crevasses et descendre des centaines de mètres de glacier. Heureusement nous avons découvert la technique dite du “pépette-ski”, du gros ride de coulées de neige et du jump de rimayes (bon, là on en rigole, mais a posteriori, le fameux jump de rimaye en mode toboggan sur les fesses n’était pas du tout prévu et n’est sans doute pas une si bonne idée que cela). C’était assez incroyable de s’amuser autant dans un endroit si inhospitalier, mais au moins la descente fut efficace, sans trop compromettre notre sécurité.

Nous avons enfin retiré les crampons à 2950m pour manger le repas de midi, vers 17h… Avant cela, 15 heures à tenir avec des barres de céréales et des Twix !

Il nous a encore fallu descendre dans un amas de pierriers et de moraines interminables, puis traverser un torrent glacial et déchainé, pour enfin atteindre le sentier qui redescend vers Zermatt.

Nous avons emprunté celui-ci au pas de course pour prendre le train de Zermatt à 20h35, après plus de 18h de course, 20km, et quasiment 2000 mètres de dénivelée. Grosse journée, pas pour autant finie !

Le train nous a emmenés au parking à la sortie du village, d’où nous avons arrêté les voitures en les suppliant de nous prendre en STOP. La deuxième voiture à nous prendre était un van avec un Allemand qui cherchait une aire de camionneurs, il préfère dormir sur les autoroutes que dans la nature ! Ce type bien sympa a fait un détour de 60km pour nous déposer à Sion d’où nous avons encore fait du stop jusqu’à Vex.

À 22h30 nous étions rentrés pour manger un gros plat de pâtes. À une heure du matin nous dormions enfin, après 23h éveillés non-stop. C’est dans des moments pareils que l’on se découvre des réserves inconnues.

Je pense que tout du long de cette course nous avons bien géré, nous nous sommes écoutés l’un l’autre avec attention et bienveillance, quand l’un avait un coup de mou, l’autre était là pour lui, et inversement.

Cette journée était très mentale dans son ensemble. Je pense que j’ai été au bord de craquer à certains moments. Ce sont dans ces moments que la cordée prend toute son importance, ce n’est plus seulement une corde qui nous relie pour éviter de tomber, c’est un lien qui nous rappelle que nous sommes là l’un pour l’autre, que nous ne sommes pas tous seuls. C’est super important de s’écouter, de savoir en permanence si l’autre se sent bien ou pas, s’il est à l’aise où s’il a peur, s’il est fatigué ou s’il est en forme…

Pendant ces deux jours j’ai découvert ce qu’est le « VRAI alpinisme ». C’est avec de l’expérience qu’on est capables de surmonter et gérer dans des moments comme ça, et c’est en vivant des moments comme ça qu’on acquiert de l’expérience.

Merci la vie ! (edit Dorsan: Merci Seigneur !)

Et merci Dorsan pour cet esprit de cordée.

Florian

(Le lendemain nous sommes allés en stop et à vélo rechercher la voiture restée à Zinal)

 

Récit et topo disponible sur camptocamp: Ober Gabelhorn : Arête NNW du Cœur (montée) + arête ENE et face E (descente)