Je profite d’une dernière occasion avant un bout de temps pour faire un grand voyage:
Quarante jours à vélo de Zagreb à Bodrum, parmis les Hommes et la solitude.

Sur les chapeaux de roue

 

Mon voyage commence par une journée grise dans la plaine qui s’étend au sud de Zagreb. Vu qu’aucune côte n’a croisé mon chemin, aucun dégagement, aucune perspective ne s’est offerte à moi. Privé d’horizon et de vues sur le lointain, je promène mon regard autour de moi. Je le laisse s’accrocher aux moindres petits éléments qui composent l’environnement. Il découvrira avec curiosité tous les témoins des habitudes des habitants de cette région. Il ne perdra rien du délabrement de certaines maisons à l’abandon, qui côtoie sans aucune pudeur les lieux où la vie a continué. Il se laissera surprendre par les impacts des balles bien visibles sur les façades dans certains villages. Car observer est la première chose que je puisse faire en arrivant ici. Ensuite, viennent les suppositions qui, du désordre des infos reçues, tentent de faire émerger un sens. Partout dans cette campagne, les fermettes qu’on n’a pas toujours pris la peine de peindre, cachent dans leur arrière cours un fatras de machines, d’outils, et d’autres objets plus ou moins utile qu’on garde au cas où. Au-devant de cette vue et à toutes les adresses, on a disposé avec grand soin entre la rue et la maison un jardinet bien ordonné. Cet espace-là, au moins, on a la fierté d’y faire attention, et de le soigner. Et c’est en passant à côté d’un tel jardinet peuplé de nains et de fleurs un peu kitsch que, le soir venu, je vais demander de l’eau à un habitant. Il me propose une bière à la place. Cette proposition arrive comme une brise fraiche sur cette journée qui aura été un peu moite, un petit trait de couleur dans cette grisaille.

 

Déballage et montage du vélo dans l’aéroport de Zagreb

Maison délabrée en Croatie

Croatie, Croatie, morne plaine

Commémoration d’un héro national croate assassiné par un sniper bosniaque

Accrochez vos ceintures, ça va commencer.

Sans le savoir, je venais de recevoir un ticket « Dobro Dosli na Sunja », « Welcome to Sunja ». Ici, ce ticket est valable chez n’importe quel habitant, que je le veuille ou non. Me voilà embarqué dans une montagne russe d’hospitalité, où tout se passe trop vite pour que vraiment je réalise ce qu’il m’arrive. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la maitresse de maison nous sert une avalanche de zakouski, dont un délicieux saucisson fait maison. Marko, mon hôte, m’apprend que je débarque en plein pendant l’anniversaire des 8 ans de son fils. Une dizaine de gosses s’égayent à leurs occupations de la plus haute importance entre trampoline, goal de foot, et de vagues objets en plastique qui ont l’air d’être des jouets. En guise de déco, on a accroché des banderoles Minecraft et en guise de coiffe, ils portent chapeaux fortnite. « He’s mad about it » me confiera Marko. Côté adulte, les parents des invités se joignent un à un à notre tablée. Les bières aussi. Il ne faut pas longtemps pour que notre hôte sorte fièrement ses différentes bouteilles de rakija, le tord-boyaux commun à tous les Balkans. C’est fermenté à partir des fruits du jardin, distillé au jugé avec l’alambic du voisin, et ça rend rarement aveugle. Mais surtout, on est toujours très content de faire gouter ça à l’étranger, peu importe l’heure de la journée.

 

Marko est militaire de carrière en permission pour un mois. Ses fonctions dans le renseignement lui ont donné un bon anglais, et il jouera à l’interprète pour moi pendant toute la soirée. L’anniversaire terminé il m’embarque dans sa voiture pour aller à la Saint Jacob, fête du village de Sunja. Quand on arrive, il fait déjà noir, la foule est nombreuse et un orchestre fait danser des gens de tous les âges. Ici, on se tient par la main en cercle pour répéter les pas de danse qu’on a appris dès la maternelle. Je m’invite dans une ronde et j’essaye de caler mon pas sur ceux de mes voisins. La gaucherie de mes premiers pas provoque quelques regards amusés, mais je comprends vite le truc, qui n’était en fait pas si compliqué. Une fois le concert fini, les familles partent et ne restent plus que les jeunes et les poivrots qui se rassemblent autour du bar et commencent à chanter tout plein de chansons patriotiques. Un gars me montre son avant bras en disant « this is music from homeland war and government made them illegal, but here in Sunja, we don’t care, we sing them anyways! Look at my arm”. J’étais sensé y voir les frissons qui le parcourait et les poils qui s’y hérissaient. Ce soir-là, bien 3 ou 4 personnes m’ont fait le coup des frissons dans le bras. On est croate et fier de l’être à Sunja ! Du côté de Marko, ça drague sec. Il cause à une belle blonde qui répond au nom de Bianca et ça a l’air de plutôt bien se passer. Pendant ce temps, je chill avec une bande de biker-mécano-punks tous sympas. Après un détour par Eden Hazard et les diables rouges, la conversation arrive sur leur dernière invention : une sorte de cuistax sur lequel ils ont greffé un moteur de tondeuse (à voir sur youtube : Sunjski inovatori-Go Kart). Vers 3h, il est temps de quitter la soirée parce que demain, Marko court un marathon à 7h du matin. Ils sont fous ces croates.

Le lendemain, je finis ma grasse matinée au moment où Marko rentre d’avoir vaillamment avalé ses 42 bornes en lendemain de teuf. On se sépare contents de s’être rencontrés, et il ne me laissera pas partir sans un tshirt de sa running team ni sans un one-one de l’armée américaine glané lors d’une mission en Syrie. Sincèrement, merci Marko, je n’aurais pas pu espérer un meilleur début à cette aventure.

 

Marko et moi portant le tshirt de son équipe de course à pied

 

Erreurs de débutant

 

Je mets le cap vers le sud-est, direction approximative de ma destination qui me semble aussi lointaine que des délibés en début de blocus. En quelques coups de pédales, j’arrive déjà à la rivière qui marque la frontière avec la Bosnie. J’en profite pour faire un plouf Ô combien rafraichissant et écrire les premières lignes de ce récit. Je passe le poste de frontière de Kostajnika sans encombre et je découvre ce qui se trouve de l’autre côté. Par contraste avec le côté croate où un village riant borde la rivière, une atmosphère malsaine règne du côté bosniaque de la frontière. Alors que je change mes devises à un minuscule bureau de change un peu louche dans une rue piétonne où l’on se croise difficilement, je remarque que pas mal de regards convergent vers mon vélo et je n’aime pas trop ça. Je ne m’attarde pas et continue mon chemin dans une région vallonnée. Je rencontre quelques côtes qui me font suer à grosses gouttes et même mettre pied à terre lorsqu’elles sont en gravier.

 

parking slave

Toutes les 2h environs, vient le moment de remplir mes bidons qui se vident à une vitesse affolante.

L’eau occupe beaucoup mon esprit, car je bois au moins 5 litres d’eau par jour, en plus du nécessaire à la cuisine et aux ablutions. Plusieurs fois par jours, je sonne chez l’habitant qui me donnera toujours à boire, et se montrera souvent amusé de la situation. J’ai 2 bidons de 800mL que je remplis 3 ou 4 fois par jours, et à l’approche de la nuit j’en profite pour remplir 2 grosses bouteilles supplémentaires pour la cuisine et la douche. En vrai, savoir quand je dois faire le plein pour ne pas porter trop, ni souffrir de la soif, c’est toute une stratégie qui me préoccupe beaucoup. Le soir de cette première journée en Bosnie, j’arrive en transe au bord d’un lac où quelques locaux passent leur soirée à pêcher et chiller. Il règne une douce quiétude dans cet endroit où pas grand-chose a l’air de se passer. En causant avec les occupants de la rive du lac, je comprends que c’est ça leur vie. Ils se contentent de peu, ne travaillent pour la plupart pas, ou alors occasionnellement pour ceux qui ont besoin de s’acheter des cloppes. L’heure des résultats du lotto est le seul moment d’excitation qui vient troubler le eaux calmes de la soirée. La bulle, évidement. L’un d’eux m’offre le couvert et le gite dans la cabane self-made où apparemment il réside. Je refuse le premier parce que je m’étais offert un goulash une heure auparavant, mais j’accepte le second. Pour tout mobilier, la cabane abritait un lit superposé, du matériel de pêche, une gazinière et, sur le mur, la photo du héro local enterré juste à côté et tenant dans les mains un poisson de 52kg, la plus grosse bête jamais pêchée ici.

 

Rives d’un lac en Bosnie

intérieur d’une cabane de pêcheur en Bosnie

Je me lève grognon d’une mauvaise nuit à pester contre les mouches qui s’évertuaient à se poser sur mes lèvres et dans mes narines. J’ai pas la pêche, et il fait trop chaud dès mon réveil. La matinée est pénible, le paysage est naze et le moral dans les baskets. Qu’est-ce que je fous ici déjà ? A midi, une longue descente m’amène à Krupa, un village sur la rivière Urbas. Là je décide d’un changement de direction vers le sud-ouest pour remonter la rivière et m’enfoncer dans les montagnes. Ici, le cadre offert par de belles gorges encaissées détourne mon attention de la fatigue et du bad. Pas pour bien longtemps finalement. Pourquoi je suis crevé Nondidju ?!? Pourquoi ça monte ? Si c’est comme ça jusque Izmir ça ne va pas être rigolo… Bref, je suis dans la spirale de la négativité, je m’arrête en soupirant à un endroit pas ouf le long de l’Urbas. Pour finir la journée sur une bonne note, j’ouvre le one-one donné par Marko. ça c’était curieux. A la place d’utiliser du feu pour chauffer les beans et la viande hachée qui devaient garnir un wrap, le one-one comprenait des granules qui produisaient de la chaleur en réagissant avec de l’eau. Le sol était un peu en pente et je passe encore une mauvaise nuit, pour encore une fois me réveiller dans le cagnard matinal. Après un méandre, au milieu de nulle part, je tombe sur une grande église tout à fait moderne qui dénote totalement de toutes celles que j’ai pu voir jusqu’alors. C’est un site de pèlerinage apparemment. Un peu plus loin, je m’attarde dans la sympathique bourgade de Jajce. Je continue à longer cette belle rivière dans la chaleur torride du milieu de journée. Elle m’oblige à me jeter régulièrement dans l’eau pour me rafraichir mais cette fraicheur ne dure que quelques minutes une fois hors de l’eau. Une famille qui se mettait joyeusement un barbecue au bord de la rivière me fait signe de les rejoindre, et je déjeunerai avec eux. Comme d’habitude, on finit par parler d’Eden Hazard et des diables, ça devient presque un rituel.

Méandre de l’Urbas

Lieu de pélérinage le long de l’Urbas

Dans la chaleur et la sueur de l’effort, je m’arrête chez un vendeur de fruits d’une vingtaine d’années avec qui je discute le temps de refroidir. Mon dieu qu’il fait chaud dans ce pays. Après la protocolaire citation de tous les diables rouges qu’il connait, il me dit que demain, il fera 45°C. Une chose est sûre, dorénavant c’est réveil à 6h du matin, vélo jusque midi puis siesta au frais jusque le milieu de l’après-midi pour laisser passer les heures chaudes. Après avoir avalé la moitié d’une demi pastèque, j’attaque un col de 900m de D+, je l’englouti d’une traite Yaaaaah ! Vamos ! Ca fait du bien après 2 jours un peu ramollis, le moral revient.

Boum

 

Arrivé en haut, je profite d’un bon Burek with a view sur le coucher de soleil, et je savoure ce moment magique du mieux que je peux. C’en est assez pour aujourd’hui, et j’avise une structure en béton qui se dresse sur la crête non loin du col. C’est là que je décide de dormir. Mais avant, je vais vite charger ma batterie et profite d’une petite bière bien méritée sur la terrasse du gîte d’étape du col. Sans tarder, un vieux m’interpelle et je me retrouve à sa table. On communique comme on peut, jusqu’à ce qu’il fasse venir le seul gars qui parle un peu anglais pour jouer l’interprète. Il m’apprend que le gîte lui appartient et qu’il est un ancien général de l’armée croate. Les autres occupants de la terrasse s’asseyent autour de nous et je subis un interrogatoire en règle.

Tu es belge ? Alors tu dois connaitre Eden Hazard ? Haha, oui mais pas personnellement.

Si je suis catholique ? bonne question, mais j’ai l’impression qu’il vaut mieux répondre oui. Ca m’attire leur sympathie et on me demande de faire un signe de croix. OK, apparemment je passe le test. (je comprendrai plus tard que les orthodoxe et les catholique ne se signent pas de la même manière)

Tu vas en Albanie ? Oulalala mauvaise idée mon gaillard, tu ferais mieux de rester ici chez des bon bosniaques !

Aller dormir près de la structure là-bas sur la crête ? Oulala mauvaise idée mon gaillard, l’ours rode par ici.

L’interrogatoire terminé, le vieux général me propose de faire un tour du propriétaire, et me voilà au volant de sa 4X4 dans les petits chemins pentus. On arrive à la structure en béton et je lui demande ce que ça peut bien être ? Il me signifie que ça a été la statue d’un poing érigée pendant l’ère de la Yougoslavie. Ensuite il se montre du doigt, et avec un petit clin d’œil chuchote « BOUM ». J’explose de rire en comprenant que c’est lui qui a fait sauter le truc. La visite continue et il me montre son impressionnant enclos à sangliers, où une bonne trentaine de bêtes viennent à notre rencontre. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’un gars comme lui a dû faire faire disparaitre des cadavres dans cet enclos. Mais aujourd’hui, je suis son protégé, et je dormirai à l’abris des ours dans son jardin pour la nuit.

 

Statue monumentale de poing, après destruction à la dynamite par mon ami le général

Le général et moi

vue depuis la propriété du général

 

Le lendemain, c’est réveil tôt et j’entame la journée par une descente de folie le long de la rivière Neretva qui coule vers Mostar. Chose rare, j’ai un peu froid, quel bonheur ! la journée s’annonce bien. Un peu plus loin, je rencontre Evan et Bo, un couple de bikepackers de mon âge. Je passerai une des matinées les plus grisantes du voyage avec eux. Nous avançons à vive allure sur une route qui suit les méandres de la rivière au milieu de montagnes splendides. A vélo, elles paraissent plus grandes, plus brutes. Sur des dizaines de kilomètres, ce paysage Dantesque défile devant nos yeux ahuris. C’est l’extase collective ! Le gars immortalise ça avec un bon appareil pour son insta (go follow @evanchristenson). Ça fait des bons souvenirs. Vers midi, ils poussent jusqu’à Mostar, et je prends congé d’eux pour me trouver un endroit paradisiaque à l’ombre des arbres le long de la Neretva. Là, je m’arrête pendant plusieurs heures que j’occupe de sieste, de lecture et d’écriture, entrecoupées de baignades délicieuses dans la rivière.

La Neretva dans toute sa splendeur

Bo et Evan

Bo et moi dans les montagnes bosniaques

Difficile de garder les yeux sur la route

Vallée de la Neretva

Avancer à l’arrêt

 

Je quitte cette petite oasis pour me replonger dans la fournaise. Aujourd’hui, le mercure atteint la température record de 45°C, et pas un pet de vent. Une impressionnante ascension m’attend pour sortir de la vallée. Je gravis vaillamment ce Golgotha pour arriver sur un haut plateau assez reculé où l’air est agréablement frais. S’en suivront deux jours de vélo magnifiques au milieu des vastes prairies d’herbes sèches qui soulignent de hautes falaises. Autour de moi, la nature est splendide et le vélo est super agréable. J’évolue dans une région d’altitude où il n’y a pas grand-chose, pas grand monde.

Cimetière musulman

Alors je me perds dans mes pensées. Pourquoi je suis là ? Qu’est ce que je suis venu chercher ?  Le non planifié, mais aussi le cru, le moche qui se conjugue avec le beau. Les Hommes et les endroits où ils vivent. Les surprendre dans leur quotidien sans artifice. La variété, sa richesse. La liberté. En tout cas j’ai les yeux grands ouverts. Je ne veux rien rater du bétail qui traverse la route, de l’allure des gens, des véhicules rouillés, de la statue en béton qui vieillit mal dans son décor grandiose. Je tends l’oreille du mieux que je peux pour comprendre ceux qui parlent cette langue que je ne connais pas. J’essaye de garder tout ce qui remplit mes journées et mon esprit, car je sais que ma mémoire se débarrassera bien vite de la majorité des souvenirs. Ces détails qui composent l’essentiel de ce que l’on voit, de ce que l’on fait, et qui pourtant n’ont qu’une place mineure dans ce qui reste. J’aimerais ne pas oublier la laideur des maisons, l’inhumain des zonings industriels, le délabrement des bâtiments à l’abandon. J’aimerais fixer le regard bienveillant, indifférent ou encore incrédule des gens que ma route a croisé. Me souvenir de ce qu’ils faisaient à cet instant, de comment ils étaient habillés, de la lumière qui baignait sur leur visage. Ne rien perdre de la palette des couleurs, tantôt fade, tantôt chatoyante qui baigne tout ce que je vois, et lui imprime son filtre.

Je veux faire un trop plein de réel.

Bivouac sur les plateau d’altitude du sud de la Bosnie

 

Tous les jours, il y a de l’eau au moulin de mon émerveillement. Je suis ravi d’avoir eu la veille et j’ai hâte de découvrir demain. J’essaye de m’arrêter aussi. Pas facile tant je suis enthousiaste. Presque heureusement, la chaleur m’y force. Elle sait s’y prendre d’ailleurs celle-là. Avec son omniprésence et sa force implacable elle peut se targuer de m’abattre. Tout est plus dur quand il fait torride. Pédaler, réfléchir. Alors je m’arrête. Le plus souvent près d’un point d’eau.

Et c’est de ces moments-là dont je redoute. Car ce sont ces moments-là que la solitude choisis pour assaillir le voyageur. Cette fois-ci, j’ai décidé d’y faire face et d’aller au-devant de cette solitude qui par le passé a pu me rendre si malheureux. Un des challenges de ce voyage était de parvenir à dompter ce monstre. Par nature ou par culture, j’ai cette sorte d’impératif catégorique qui peut se définir comme « reste actif, reste en mouvement, peu importe où ça t’amène ». Si cette injonction n’est pas rencontrée, je le sais, je suis malheureux et inaccompli. Comment, dans ces conditions, envisager de s’arrêter, et de faire face à la solitude alors qu’il y a encore tant de coups de pédales à donner. Pour me maintenir en mouvement. Pour découvrir ce qu’il y a derrière la colline. Pour rencontrer tous ces gens. Ce voyage sera pour moi l’occasion d’apprendre à vivre avec cette apparente inaction.

Je n’ai pas l’habitude de trouver ces moments-là dans ma vie. En Belgique, il y a toujours les copains à aller voir, un écran à regarder, un match de hockey à jouer. Ca laisse quelqu’un comme moi bien démuni face à cette absence d’occupation. Il a donc fallu trouver un projet à faire avancer lorsque je suis à l’arrêt.

Sieste pendant les heures chaudes

Tenir un carnet de voyage s’est imposée comme une stratégie construire un projet tout en étant un moyen de garder une trace de ce que je vis. L’écriture ne souffre pas de perte de mémoire. Pourquoi pas la photo ou la vidéo? Entre mes mains, jamais un appareil photo ou une caméra n’a rendu quelque chose de suffisamment en adéquation avec le vécu. Et surtout le récit laisse au lecteur le loisir d’imaginer les scènes et les ressentis. Mais avant son rôle de média, l’écriture est surtout un moyen d’expression. Je pense être quelqu’un qui a besoin de s’exprimer. Mais comment s’exprimer alors qu’on n’a pas d’interlocuteur. Je ne parle pas de savoir s’exprimer dans une langue pour communiquer des choses de la vie courante, mais de faire sortir ce qu’il se passe en moi. Ex-primer comme dirait ma mère. En faisant ça, j’effleure la surface de tout ce que le français permet de dire, en nuance, en précision, je découvre les possibilités infinies qui permettent à quelqu’un de raconter quelque chose. Belle découverte pour moi.

 

Aouh Aouh Aouh !

 

Alors que je m’accordais tranquillement une pause café-wifi-batterie à Gaçko, une cité minière proche de la frontière avec le Monténégro, les 3 gars de la table voisine me font apporter une pivo par la serveuse. Et hop, à nouveau me voilà embarqué dans un traquenard, mais cette fois-ci sauce serbe. Je me mets à leur table et ils sortent tous en même temps leur liasse pour offrir une tournée. Comme ils ne savent pas se décider, ils multiplient la poire par trois, et voilà que des queue leu leu de verres font face à chacun des convives. Une telle procession me fera face sans désemplir tout au long de la soirée. Le plus loquace des 3 entreprends de m’expliquer qu’ils sont des bons Serbes de Bosnie, et non moins Serbes de cœur, de sang et de foi. On me fait faire le test du signe de croix, cette fois-ci je le rate misérablement en me signant à la catholique. Heureusement que pour moi ça ne compte pas parce que je viens de loin. Ici, on n’aime pas trop les catholiques (pour résumer, les croates sont catholiques, les serbes sont orthodoxes, et les croates et les serbes se faisaient la guerre il y a 30 ans). On n’aime pas trop les musulmans du village d’à côté d’ailleurs. Ni les albanais en fait. Mais entre bons Serbes orthodoxes, on se serre les coudes. Je ne m’étalerai pas trop sur conflits identitaires qui ont fait rage il n’y a pas si longtemps dans les régions que j’ai traversées, ni sur les traces que qu’ils ont laissé dans les mémoires car d’autres gens ont bien mieux compris et expliqué ces conflits et leurs origines. S’il y a un truc à retenir pour quelqu’un comme moi, c’est qu’il est aussi compliqué de tout comprendre qu’il n’est légitime de prendre parti.  J’ai donc décidé d’adopter un comportement de spectateur sur ce sujet-là.

Mais revenons à Gaçko, où je suis en train d’assister à une scène de machisme en bonne et due forme. Nous sommes maintenant au Spartan, un bar où l’on a rejoint une quinzaine d’autres personnes (pas une seule femme). Tous ces gaillards s’étaient donnés rendez-vous pour fixer sans vergogne et d’un regard patibulaire les nombreuses filles peu habillées et fort maquillées qui semblaient n’avoir d’autre but que de faire des allers-retours sur la rue principale qui fait face à la terrasse du Spartan. De toute la soirée, ils n’ont interrompu leur lorgnement que pour cracher sur le sol quand des policiers en fin de journée sont sortis du commissariat qui faisait face au bar de l’autre côté de la rue, ou pour entonner des chants patriotiques une main sur le cœur et l’autre en l’air. Périodiquement, l’un d’eux criait « Spartans, what’s your porfession ? » et tous répondaient « Aouh Aouh Aouh » comme dans le film 300. A un moment, on m’a demandé de mettre un chant patriotique de chez moi. J’ai mis le chant de partisans. Puis je suis allé dormir.

Aouh Aouh Aouh!

 

Changement gagnant

 

Le lendemain, je franchis un poste de frontière paumé qui marque la fin de ce grand plateau d’altitude dans lequel j’évolue depuis que j’ai quitté la vallée de la Neretva, et l’entrée dans une zone plus accidentée. Côté bosniaque, 1 gars dans une petite cahute qui avait l’air de s’ennuyer ferme. On échange quelques plaisanteries. Bosnia beautiful country, nice people ! Un peu plus loin, 4 gars du côté monténégrin, qui devaient tout autant s’ennuyer mais à 4. On échange quelques plaisanteries. Welcome to Montenegro, have a nice day !

Komoot m’envoie par une longue passe entre deux montagnes pour rejoindre Niksic et je prends mon pied sur un chemin à peine carrossable, qui monte et qui descend, avec des bosses et des fosses, fait de bric et de brac, qui passe par monts et par vaux, entre ciel et montagne. Un berger rencontré en chemin fait des pieds et des mains pour tondre son troupeau de brebis et d’agneaux, s’interromps pour m’abreuver d’eau claire et limpide d’une citerne antédiluvienne construite à force de travail et d’acharnement sous la domination ottomane, et reprend ses tonsures çà et là parmi bêlements et les mouches. Je poursuis mon chemin en tout bien tout honneur, freinant sur les pierres et les cailloux qui forment la route. C’est la croix et la bannière pour ne pas pincer un pneu. Bon ça suffit.

Arrivé à Niksic, un coup de fil à une amie qui avait voyagé dans le coin me décide à pratiquement revenir sur mes pas pour aller chercher les montagnes du Durmitor. Vous le comprendrez dans ce qui suit, ce fût probablement une des meilleures décisions du voyage ! Je remonte donc vers le nord-est, dans la direction de Plusinje, et finirai ma journée en compagnie d’un septuagénaire croate qui s’avalait 200 kilomètres par jour sur un Peugeot de course vintage. Bel exemple qu’il n’est vraiment pas nécessaire d’avoir du matériel de pointe pour voyager à vélo. Et ça, j’en suis convaincu. Le cadre est magnifique : une lumière chaude inonde de petites montagnes boisées et pratiquement inhabitées. La route n’est que montées et descentes sur des dizaines de kilomètres, apportant à chaque fois un chouette challenge et une belle récompense. Que du plaisir comme dirait l’autre. Bientôt, au sommet d’une côte, j’arrive sur une immense plaine qui semble s’étendre à perte de vue. Mais petit à petit, je me rends compte qu’un canyon forme une longue cicatrice dans cette plaine d’herbes jaunes. A mesure que je me rapproche, cette fissure dévoile des falaises abruptes, toutes en profondeur, puis un lac bleu turquoise qui baigne au fond. Une descente aussi exaltante qu’interminable m’emmènera sur ses rives où je passerai la nuit. Je nage en plein bonheur, et je m’écroule de fatigue dans un barque échouée.

Les plus beaux moments

 

A mon réveil, mon ami d’âge respectable était déjà parti. Je continue ma route pour faire une des plus belles journées de vélo de mon voyage de Plusinje jusqu’au pied du Bobotov Kuk, la plus haute montagne du Montengro. Une fois que je quitte les rives du lac turquoise, ça grimpe en serpentant à flanc de falaise jusqu’à ce que j’arrive à une plaine d’herbes sèches au-delà de laquelle se dressent les montagnes du Durmitor. Je les atteins par une route ravissante où l’on croise des petits camions qui disparaissent sous leur énorme cargaison de ballots. Je commence à bombarder pour tenter d’avoir droit au coucher du soleil depuis le camp de base de l’ascension du Bobotov kuk. J’arrive pile à temps, en plein pic d’euphorie. Je suis au paradis.

Coucher de soleil sur le Durmitor

 

C’est aujourd’hui que j’ai rencontré Jakob et Béa, qui finissent leur master en médecine à Zurich et partagent la même attirance que moi pour les voyages sportifs dans les beaux paysages. Le contact passe bien, c’est décidé, demain nous nous réveillerons à 4h du matin pour gravir le Bobotov Kuk ensemble. Ça a commencé comme ça, puis comme on se rend compte qu’on va dans la même direction et on décide de poursuivre le voyage ensemble. Leur compagnie est un véritable plaisir, je découvre en eux des personnes exceptionnelles, intelligentes, ouvertes et agréables à vivre. Jacob, c’est le bleu, c’est la raison qui veut comprendre, qui garde le contrôle, tandis que Béa, c’est le rouge, elle est toute de passion et de combat. Accompagné de cet iceberg et de ce brasier, je passerai des jours merveilleux. Je crois qu’ils étaient autant un souffle de renouveau dans la dynamique de mon voyage que je n’en étais un dans la leur. Avec eux, je peux partager dans l’instant l’émerveillement provoqué par les mille et unes jolies choses que nous découvrons. J’ai quelqu’un avec qui parler, un interlocuteur qui me renvoie la balle, une dynamique de groupe à établir. Sans le savoir, j’ai atterri dans leur aventure à un moment le plus propice à l’accueil d’une pièce rapportée. Pour eux qui voyageaient ensemble depuis un peu trop longtemps et qui commençaient doucement à avoir fait le tour l’un de l’autre, ma simple présence a bouleversé cet endiguement et a apporté une échappatoire à ce cul-de-sac. D’ailleurs, quand nous nous quitterons dans une semaine, ils finiront leurs voyages chacun de leur côté. Avec eux, je traverse le Monténégro et le nord de l’Albanie et je vaincs les sommets du Durmitor, je goutte à la douceur des berges du lac noir, je suis le canyon de la limpide rivière Tara, je longe les rives envoutantes du lac de Skhoder, j’embarque sur ferry du haut lac Komani, et finalement je remonte la vallée reculée de Valbone. Autant de lieux magnifiques et de bons moments que je ne prends pas assez le temps de noter. Désolé petit carnet, à un interlocuteur de papier j’en préfère un de chair et d’esprit.

Lac noir près de Zabljak

Rives du la Skoder

Béa qui cuisine encore un plat à la canelle

Lever de soleil sur le lac Skoder

Jakob est prêt

Vallée de la rivière Tara

Ferry sur le lac Komani au millieu de montagnes

Au terme d’une belle semaine, nous décidons de faire une ultime randonnée dans les montagnes du comté de Kukës dans le nord de l’Albanie. Une vilaine intoxication alimentaire me cloue au fond de la vallée. Je subis ma vie pendant qu’eux passent la journée à se perdre dans les montagnes qui nous entourent. Être malade et loin du réconfort c’est pas fun, je mords sur ma chique. J’oscille entre torpeur et sommeil, je rage un peu de ne pas pouvoir jouir de mes capacités et je prie pour que ça passe vite. C’est alors qu’un van vient se garer non loin de notre campement. C’est un couple de youkous hyper sympa, l’épouse vient me voir et me dit que si j’ai besoin de quoi que ce soit ils sont là pour moi. Elle est pleine de bienveillance et elle me couvre d’un regard d’une rare douceur, ça me fait vraiment du bien. En début de soirée, j’ai l’impression que je vais mieux et je décide d’aller nager. Je tombe sur l’époux qui est en train de faire du paddle sur le torrent. Trop stylé. Evidemment, j’accepte quand il me propose d’essayer. C’est super marrant, et étonnamment pas si difficile.

Chacun son chemin

 

Dernier soir avec Béa et Jakob, on mange le taboulé-légumes-végé-cannelle, comme tous les soirs en fait. Le lendemain matin, c’est birshermuesli-fruits-végé-cannelle, comme tous les matins en fait. Ras le bol de la cannelle. Vient le moment la grande séparation. Pour eux, direction Kukës chacun à leur rythme. Il est temps pour eux de poursuivre leur voyage chacun de leur côté, de gouter pour le temps qu’il leur reste à la totale liberté qu’offre la solitude. Pour moi, direction le Kosovo, puis la Macédoine et la Bulgarie où je dois retrouver Ambroise et Aliénor dans 5 jours. Après une matinée bien roulante et un passage de frontière encore une fois sans problème, la température monte. Je ne remarque qu’elle m’a mis en PLS que trop tard, et pris au dépourvu, je m’arrête en chien dans l’ombre relative d’un figuier. Le décor est moche, un enchevêtrement de fils électriques court de piquet en piquet, es façades qu’on n’a pas pris la peine de peindre prennent racine dans les détritus qui jonchent les abords de la rue. Je commence à regretter de ne pas avoir pris la route de Kukes qui, m’a-t-on dit, est splendide. Mon dieu que c’est laid par ici. Je ne m’attarde pas, l’omniprésence des déchets n’invite pas à la pause. Hier, j’ai vu un cheval brouter dans une poubelle. Komoot me fait passer par routes trop fréquentées, où les golfs antédiluviennes et les vieilles bagnoles que j’avais l’habitude de croiser dans les montagnes on fait place à des SUV et des berlines de marques allemandes qui dénotent des habitations modestes, arborant des plaques suisses, luxembourgeoises, belges ou même new yorkaises. Pas sûr que les conducteurs y résident en permanence…

cheval broutant dans une poubelle

le Kosovo est moche

Slavic romance sur le pont de la rivière Tara

Cet environnement peu accueillant ne me donne aucune envie de m’arrêter, je n’ai d’ailleurs pas faim aujourd’hui car je traine encore mon intoxication. Tout au long de mon chemin kosovar, rien d’invite à la pause. La région que j’ai traversé semblait n’être qu’un grand dépotoir, où les détritus formaient avec les gravats un continuum. Peut-être certains endroits de la région sont exempts de cette pollution, mais je ne les ai pas vus. A sa décharge (sans mauvais jeux de mots), je n’ai vu le kosovo que depuis les nationales. Komoot refusait obstinément de me trouver quelque route secondaire ou chemin de terre. Résultat pratique, je pédale comme un forcené malgré la chaleur suffocante, tant pis pour le plaisir, il faut que je quitte cet endroit au plus vite. Par challenge autant que par dégout je prends la décision de dormir à Skopje le soir même. Je force le passage d’un col après 1000 mètres de dénivelé, et me laisse glisser en direction de la macédoine à la tombée du jour. Je ne regretterai mon ambition que sur les 20 derniers kilomètres avant Skopje, où la nuit laissait surgir d’impressionnants décors vallonnés. Mon esprit fatigué tentait d’y déposer les belles lumières qui avaient baigné ce paysage lors de mon premier passage ici, 5 ans auparavant. A l’époque, c’était à bord d’un autostop one shot Belgrade-Thessalonique que j’avais découvert ces collines impressionnantes, et où « The Alexander the Great Highway » n’était encore qu’en travaux.

Je finis ma journée de vélo dans la nuit la plus totale, altéré et presque délirant d’avoir parcouru 200km sans rien avaler, presque sans faire de pause dans un cagnard pas possible. Je suis un zombie quand j’arrive à 23h à skopje, il ne me reste plus un gramme de batterie et il faut que je me trouve une auberge pour la nuit. Elles ont toutes l’air d’être pleines, sauf une où le voyageur peut louer des box de 3m³ avec pour tout mobilier un unique matelas. Je suis au bout de ma vie mais pitié pas ça. Je trouve finalement une auberge tenue par un vieux Skopiote hyper sympa qui m’accueille chaleureusement.

Skopje

 

« ici comme ailleurs, le débat n’est pas clos quant à l’utilité de rouvrir toutes les plaies du passé, surtout quand c’est un peuple entier qui a du le vivre, le subir, y participer. » François Maspero

C’est à Skopje que mon chemin rencontre celui que François Maspero a emprunté 30 ans auparavant. François, c’est en quelque sorte un guide de voyage qui m’accompagne depuis mon départ. Pratique, en format poche il tient facilement dans une fonte. Ce gars est l’auteur de « Balkans Transit », le livre qui rythme si bien mes pauses et qui remplit mon imaginaire. C’est le récit de son voyage dans les Balkans à l’heure de la sortie de l’ère soviétique, et son auteur éclaire ma lanterne du mieux qu’il peut sur ce qu’ont vécu les peuples et les personnes qui m’accueillent. Et je dois dire qu’il influence souvent ma manière d’interpréter les choses que j’observe et que j’entends. En plus de m’apporter un aperçu pertinent de la géopolitique des années 90 dans ces contrées, il fait une belle critique du nationalisme qui débordait, et déborde encore de partout dans ce coins-ci de l’Europe. Le gars est passé par ici à une époque charnière où un blocus était imposé par la Grèce. « On manquait de tout en ces temps-là à Skopje, sauf de nationalisme », écrit-il. Si il y a bien une denrée qu’on trouve en abondance dans les Balkans, et à toutes les sauces, c’est le nationalisme (cfr pratiquement toutes mes rencontres avec des locaux). Dans ce petit pays qui est aujourd’hui appelé Macédoine du Nord, c’est particulier. En 1912, après 100 ans de tumultes, la domination ottomane est mise à léchaffaud. Commence alors une série d’occupations par les voisins bulgares, grecs et serbes, avec atrocités diverses et variées à la clef. Puis, après la 2e guerre mondiale, vient l’incorporation à la yougoslavie. Au hasard de mes rencontres, je note que cette période est restée dans la mémoire de beaucoup de macédoniens comme le bon vieux temps où la vie était plus simple et plus agréable. Aujourd’hui me dit-on, tout part en cacahuète à cause des politiciens corrompus. En vrai, je râlerais aussi à leur place si je devais combiner plusieurs jobs pour vivre décemment, comme c’est le cas d’une bonne partie de la population, alors que d’obscurs ministres ne savent plus quoi inventer pour s’en mettre plein les fouilles. La dernière mode en termes de magouilles corrompues, c’est les statues, et c’est à ça que le centre de Skopje doit son kitsch. De fait, la Macédoine est un jeune pays à la culture pourtant très ancienne (ça aussi les macédoniens adorent le répéter). Malheureusement les vestiges ne sont plus là, d’où la nécessité de produire du macédonien. Dans les années 2000, le besoin de « preuves de culture » s’est marié avec la corruption, ce qui a donné naissance à des milliers de statues grandes, moyennes ou petites, (belles) ou moches qui donnent l’impression d’être antiques dans le centre de Skopje. Fun fact, sous la pression de la paternaliste de la Grèce, la statue triomphante d’Alexandre le Grand a dû être rebaptisée « Le guerrier à cheval » parce qu’ils se disputent la garde de leur ancêtre.

 

Toutes ces infos, et beaucoup d’autres, je les ai glanées pendant ma convalescence à Skopje. Je la passerai dans ma première auberge du voyage. J’avais évité ces lieux jusqu’alors car j’étais resté sur une expérience mitigée des auberges lors d’un précédent voyage en Australie. Par chance, ici le ton était différent des lieux de perdition pour européens en quête de rêve australien où j’ai pu atterrir par le passé. Ici, Dragan, le proprio, m’hébergera chaleureusement et me présentera avec bienveillance à ses petits-enfants qui lui rendent visite. Je me sens bien ici, c’est l’occasion de rattraper mon retard dans mon récit que j’avais délaissé pour Béa et Jakob, et de causer un peu avec les autres gars de l’auberge. Comme trop souvent, on se contente surtout d’échanger des généralités sans aller tellement plus loin pour respecter la liberté de penser de l’autre même s’ils disent des bêtises, c’est comme ça qu’on se comporte ici. De toute façon on n’est pas là pour s’attacher parce que chacun a son passé et va son chemin.

Je quitte Skopje pas tout à fait guérit mais tant pis. On annonce un orage que je serais ravis de voir venir : il n’a pas plus une goutte depuis mon départ. A mon grand désarroi, il passe tout autour de moi sans m’accorder la moindre pluie, alors que j’installe ma tente pour passer la nuit dans les collines de la Macédoine. Ces collines, parlons-en. Komoot décide enfin de me faire passer par des sentiers et je découvre avec émerveillement une nature desséchée dans laquelle ça et là émergent des sources où des troupeaux viennent s’abreuver, et dont je profite pour faire baisser ma propre température. Bien souvent, je suis dans un tel état de surchauffe que je me jette sur le premier rafraichissement venu. C’est comme ça qu’à un point d’eau, je devrai jouer des coudes avec un troupeau de chevaux pour avoir le droit à un peu d’eau fraîche. Du reste, un maquis épineux recouvre l’essentiel du relief et les ruines de voies antiques qu’on croise ça et là. C’est dans ce décors que j’établis un record de 4 crevaisons en une journée. J’espère qu’il restera invaincu… Mon stock de chambre à air est épuisé, et j’économiserai ma dernière rustine en rendant visite à un « vulcaniser », sorte de garagiste spécialisé en pneus tous véhicule. Le gars badigeonne ma fuite d’une glue noire, place un rectangle de caoutchouc dessus et met le tout dans une presse pour 20 minutes et le tour est joué. Les caoutchoucs ont fusionné pour former une sorte de durillon que je sentirai à chaque tour de roue pour les 100 prochains kilomètres. Je décide de rester sur les routes et loin des épines jusqu’au prochain endroit où se réapprovisionner en chambre. Fichues épines, vous me privez des collines.

Un peu de philosophie

 

L’objectif pour le moment, c’est la Bulgarie et Blagoevgrad, où je dois retrouver Aliénor et Ambroise pour une semaine de randonnée. En d’autres termes, c’est avoir un rendez-vous à une certaine heure, une destination. L’air de rien, ça fait une grosse différence de philosophie avec le reste du voayge, pour lequel la perspective de mon arrivée à Bodrum est tellement loin dans le temps et l’espace, que je me contentais uniquement de mettre le cap vers le sud-est. Dans cette optique, chaque mètre parcouru était une pierre de plus apportée à l’œuvre de mon voyage, et les détours étaient autant de traits qui le rendent plus coloré. Il est vrai, la carte m’en sois témoins que mon parcours peut avoir les aspects d’un vagabondage. Moi qui dans un futur observable me destine à une vie d’obligations, d’objectifs et de deadlines, je chéris ce moment d’oisiveté où le projet n’est que mien et l’objectif trop loin pour m’inquiéter. Je trouve dans cette liberté immense un épanouissement véritable. Et en même temps, presque paradoxalement, une envie de jeter l’ancre. J’ai parfois l’impression que je fuis autant l’excès de sédentarité que je n’embrasse le confort du chez-soi et de la certitude. Comme si j’avais besoin de l’un pour me rendre compte pleinement de ce qui me plait dans l’autre. Peut-être est-ce dans cet équilibre qu’il faut que je mène ma vie. Je me dis que Jacques Brel aurait sûrement un mot à dire là-dessus. « La bêtise, c’est un type qui vit, et il se dit : ça me suffit. Et il ne se botte pas le cul tous les matins en se disant c’est pas assez. Tu ne sais pas assez de choses, tu ne vois pas assez de choses, tu ne fais pas assez de choses».

Le monde devant moi

Mon arrivée en Bulgarie marque aussi la fin de ma lecture de Balkans Transit, et le début de celle des 7 piliers de la sagesse, l’autobiographie de Laurence d’Arabie. Récit d’une autre époque et d’un autre genre, qui décris avec force de détails toutes les rudesses et les privations de la vie de bédouin, mais aussi toute la beauté de la nature austère qui sert de décors à ces peuplades. A Blagoevgrad, je retrouve Ambroise et Aliénor pour une semaine de randonnée dans les montagnes du Pirin, et qui se finira par quelques jours à Thessalonique. Je passerai des journées très agréables avec eux, et je serai ravi de retrouver un peu de belgitude dans ce voyage. Mais quand je les quitte, je suis content de retrouver mon petit rythme et mes habitudes de célibataire du voyage. Dès que l’on voyage avec l’autre, l’esprit est occupé par la relation, et à faire en sorte que le groupe fonctionne bien.

Ambroise, Aliénor et Arthur

Encore un coucher de soleil

Plouf

Mince, on nous a encore pris en photo par surprise

La moiteur épaisse des langueurs océanes

 

J’entame maintenant un nouveau volet de mon voyage, où je quitte les régions montagneuses pour longer la mer Méditerranée. Le littoral m’accueille de toute sa moiteur, et je commence à me demander si ça va vraiment être marrant cette partie du voyage. Car effectivement, longer la côte, c’est rarement par des routes aussi proches de la mer et avec des vues à couper le souffle comme sur la côte amalfitaine. Bien souvent, on se retrouve sur une route plutôt importante, qui ne voit la mer que de temps en temps, et qui croise de nombreuses stations balnéaires pas tout à fait charmantes. Les endroits plus reculés s’atteignent au prix de détours passablement décourageants. En plus, et je l’apprendrai à mes dépens, cette côte est infestée de moustiques qui s’animent à la seconde où le soleil se couche, ce qui rend les observations de couchers de soleils particulièrement périlleuses. Après quelques jours à découvrir ces conditions, j’atteins Kavala, une jolie ville dominée par une citadelle qu’abreuve un élégant aqueduc. Je resterai plus d’une journée dans cet endroit, et je me trouverai même un super rocher pour faire des jumps dans la mer.

encore une après-midi trop chaude

Je laisse la macédoine derrière moi en quittant Kavala et en emportant un agréable souvenir. Devant moi, la Thrace s’étend en une immense plaine que pas un seul relief ne déforme, jusqu’à perte de vue. Des champs de maïs, de blé et de tabac sont traversés par les bras du delta du Nestos, qui n’ont pas l’air plus pressés que ça d’arriver à la mer. J’entre dans cette région avec le moral hissé au plus haut ! Ce matin, j’ai fini par trouver une solution pour remplacer mes plaquettes de frein dont personne ne semblait avoir le bon modèle. Après 4 visites infructueuses dans des bike shops peu coopératifs, j’ai fini par faire du stop jusqu’à une ville complètement hors de mon chemin. Là, en utilisant ma plaquette usée comme modèle, un gars parvient, au départ d’une plaquette plus grande, et en quelques coups précis de disqueuse, à façonner une plaquette ad hoc. Quel soulagement ! Maintenant, je peux avancer l’esprit serein 😊 Une euphorie me gagne et j’avionne à travers cette plaine sans obstacle. Dur de décrire cette sensation grisante qui m’envahit sans crier gare et pour diverses raisons. Mais mon dieu qu’elle est savoureuse ! Elle nait dans la tête, se défoule dans les jambes, et s’orchestre en une énergie folle. Parfois je crie mon enthousiasme. Je suis ravis d’être dans des conditions où cette douce folie émerge. Le soir venu, je tente ma chance en demandant de passer la nuit dans un charmant monastère découvert en chemin, mais comme les moines n’étaient pas trop chauds, je me trouve une place du village loin des moustiques qui abondent dans cette région. Là, l’instinct maternel de quelques villageoises a kické en me voyant, et me voilà soudain les bras chargés de raisins, de tomates et autres melons.

Monastère de Saint Nicolas

La Thrace, le bout du monde ?

 

Le lendemain, alors que j’approche des collines qui terminent la plaine alluviale du Nestos il me semble qu’une torpeur s’est abattue. Le littoral, pourtant splendide, a l’air d’avoir été oublié par le tourisme pourtant assez présent aux autres endroits le long de la méditerranée. Les maisons sont désertées. Les plages attendent de leurs parasols des familles qui ne viennent pas. Ca et là, des locaux profitent quand même de la quiétude et du silence que même les oiseaux respectent. Des champs de tabac se terminent dans la mer, et la mer ne se termine pas. Le long de mon chemin, deux paniers de baskets se font face et se regardent par-dessus un terrain mal entretenu. Autour d’eux il n’y a rien. Dans cette atmosphère de bout du monde, j’échoue à un petit port qu’une unique route asphaltée sans issue dessert. Je décide d’attendre des heures plus fraiches ici. Dans les maisons blanches qui bordent la jetée, il semble ne s’être rien passé hier, qu’il ne se passera rien de spécial aujourd’hui et qu’il n’y a rien au programme pour demain. Les quelques âmes qui peuplent ce rivage sont occupés à de vagues tâches, dont elles s’acquittent souvent par deux et en utilisant le murmure pour communiquer.

J’ai l’impression d’être arrivé là où l’Europe se finit.

 

Face à Face entre deux monde en Thrace

Après c’est l’inconnu, les inconnus. Comme si jusqu’alors j’étais resté en territoire ami, et que maintenant j’allais chercher un ballon dans le jardin des voisins. J’espère que cette curieuse sensation sera éphémère, car je sais qu’elle est principalement le fruit de mon ignorance. N’empêche, on n’arrête pas si facilement un pressentiment. J’essaye de raisonner, on verra bien ce que la Turquie me réserve, ça ne peut pas être si terrible. Soudain, perçant le silence, deux avions de chasse survolent ce lieu où le temps avait semblé s’être arrêté, comme pour rappeler qu’au-delà des limites de ce havre, le temps continue et les hommes sont embarqués dans sa marche.

En quittant le port de Maronia, je replonge dans l’océan de chaleur qui baigne la côte de la méditerranée à cette saison. Je ne m’attendais pas, en quittant cet endroit oublié et en prenant la route qu’on m’a déconseillé, à trouver ce que j’ai trouvé. Les oliviers montent leurs formes torturées vers le ciel, et se disposent sur des collines rocailleuses qui descendent dans la mer. Les couleurs sont fortes, l’isolement est presque total, la beauté du lieu me heurte brutalement. Soudain, ce décor époustouflant me dévoile les ruines de quelque ville abandonnée par les temps anciens, et dont les restes resurgissent ça et là le long de la piste que je suis pendant des heures. Ces pierres façonnées par les hommes s’organisent en murs, en colonnes ou en théâtres parmi d’autres roches naturelles plus monumentales qui semblent elles avoir été façonnées par des titans. La piste que je suis n’est quant à elle qu’un ruban de graviers qui a été déposé sur une voie antique, et que l’érosion a rendu apparente en de nombreux endroits. Ce lieu profite autant que moi de la chance d’avoir été oublié. De tous les endroits magnifiques que j’ai la chance de découvrir, c’est sans doute celui-ci qui m’a le plus ému.

Amphithéatre perdu au millieu des champs d’oliviers

Passé ces vestiges, je m’installe pour la nuit sur une plage déserte mais pas non plus particulièrement charmante. Là, à nouveau, le blues me rend visite. Peut-être était-ce parce qu’au-devant de moi c’était la Turquie, un autre volet de mon voyage. Et malgré tous les efforts que je fais pour éviter les à priori, j’ai l’impression d’arriver chez les méchants, qu’après cette dernière nuit sur mon bon sol européen, je devrais faire face à des étrangers. Pourquoi la tristesse choisit-elle ce moment ? Peut-être y a contribué l’atmosphère de moins en moins accueillante à mesure que j’arrive au bout de la Thrace, où les barrières qui bordent les jardins sont plus hautes et ornées de barbelés, et que des chiens gardent de leurs vilains aboiements. Je ne sais pas pourquoi, il y a des choses qu’on ne maitrisera jamais complètement. Peut-être était-ce la fatigue. Peut-être aussi la solitude. En guise de sparadrap, j’appelle ma famille, ça me fait du bien. Et j’écris en catharsis.

La photo donne bien mais si mes souvenirs sont bons j’avais un gros coup de blues à ce moment-là

Rien ne se passe jamais comme prévu

 

Ici, miraculeusement, les moustiques m’ont laissé tranquille et je passe une excellente nuit à la belle. Au réveil, je jette mon dévolu sur le Lidl d’Alexandroupoli pour faire des courses beaucoup trop conséquentes, comme si j’avais besoin de la sécurité d’un « frigo » plein. Frigo, terme aussi ironique que pendant la toche. A la frontière, je me félicite une fois de plus d’avoir choisi le vélo comme moyen de transport. Je jubile en zigzaguant entre les voitures dont les occupants semblent avoir perdu espoir dans cette file interminable qui fait face à une autre file tout aussi interminable dans le sens opposé de l’autre côté de la frontière. En passant la Maritsa dans le No Man’s Land qui sépare la Grèce et la Turquie, j’aurais voulu me sentir comme dans un échange d’otage tant j’avais l’impression de passer dans un autre camp sous l’étroite supervision militaire. Mais bon, avec le joyeux « Hello Welcome Thank you » que m’a lancé le soldat turc en faction sur un ton amical, ça a un peu cassé le truc. Le cycliste qui souhaite voyager en Turquie se rendra vite compte qu’il est difficile d’éviter les routes nationales, le plus souvent constituées de deux bandes de circulation et une bande d’arrêt d’urgence. Ces routes nationales sont une sorte d’hybride entre une autoroute et une route de campagne, où des voitures lancées à 130km/h côtoient des tracteurs qui avancent à du 30km/h, et, plus rarement, des vélos… Ca en fait des routes sur lesquelles on avance vite. J’ai vu ma moyenne grimper de 2 km/h dès mon arrivée en Turquie, mais au prix d’un cyclisme passablement désagréable. Concernant mes appréhensions sur la Turquie et les gens qui la peuple, je me rendrai vite compte qu’à part la langue et les minarets, il n’y a pas tellement de différences avec la Thrace. Naïvement, je m’attendais à voir des voiles dans tous les sens, des jellâbas et des derviches à tous les coins de rue mais il n’en n’est rien. Ici on s’habille à l’occidentale. Notez que je ne peux porter ce constat qu’à la côte ouest de la Turquie (plutôt progressiste) et que ce n’est peut-être pas le cas sur tout le territoire.

Arrivée en Turquie, à contre courant d’un embouteillage interminable

scène typique de grêce

brave retraité grec

intérieur d’une maison d’un brave retraité grec

Non loin de la frontière, je fais la rencontre d’Alvo. Ou Gavo ? Andro ? j’ai déjà oublié mais de toute façon c’est pas ça qui importe. Le projet du gars tient en une phrase : « I wanted to join Istambul from Barcelona, so I just took what I had ». J’ai beaucoup apprécié cette mentalité, que j’ai vu à l’œuvre sur un VTT du chien qui grince de partout, et dont la roue arrière était surmontée d’un amoncellement d’affaires parmi lesquelles j’ai distingué une quechua 2’’. Côté matos, c’était pas le même délire que mes amis Suisses, ou que moi. Là, je me suis souvenu d’une phrase qu’on m’a dit avant que je parte et avec laquelle je suis bien d’accord. « Le vélo, c’est pas le plus important, ce qui compte c’est de partir ». Bref, je m’entend tout bien avec le gars, on décide de faire un bout de chemin ensemble jusqu’à ce que nos chemins se séparent. Le soir, on essaye de s’incruster dans une immense teuf dont on entendait les échos depuis là où nous avions cuit notre repas. C’était une fête en l’honneur d’un gamin d’une douzaine d’année, fièrement déguisé en capitaine de frégate et encadré de sa famille, toute en blazer et robe de soirée, et très occupé à serrer les pinces des quelques 2000 convives. On nous répond poliment qu’on ne pourra pas prendre part aux festivités, mais on s’en va quand même avec des kébabs qu’on nous aura généreusement donnés. Sur ce, on atterri dans un café parce qu’Anto (Aldo ? Banjo ? quelque chose comme ça) a besoin d’internet. On se fait approcher par un policier qui nous dit qu’il saurait peut-être nous héberger. Après quelques échanges, on se rend compte qu’il n’y a rien qui fait sens dans son discours. Oui, non peut être, c’est chez un cousin, c’est loin, où ça ? réponse vague, il faut aller voir sur place, il ne peut prendre qu’un de nous deux dans sa voiture. Bref, le gars est louche, ses intentions ne sont pas claires, et en se concertant avec mon pote barcelonais, on convient qu’il est très probablement gay. Le gay cop finira par nous faire des avances tout bonnement choquantes et déplacées, homosexuel ou pas. Pas chill.

Le jour d’après, je quitte mon ami Barcelonais en ne connaissant toujours pas son nom, et je me retrouve sur une de ces nationales qui ressemblent très fort à une autoroute, et qui joignent les grandes villes de Turquie entre elles. Je m’autorise à prendre l’aspiration d’un tracteur sur une dizaine de kilomètres, ce qui provoque l’hilarité du fermier, des gars qui boivent le thé sur leurs tabourets et évidement la mienne. Vers midi, c’est le cagnard. Je ne parlais plus beaucoup de chaleur depuis quelques jours, mais ne vous inquiétez pas, elle est encore bien présente chaque jour. Et elle me tape de plus en plus sur le système. Je suis gagné par une énorme flemme et sans trop y croire, je lève mon pouce en me disant que je gagnerais peut-être quelques dizaines de kilomètres dans la remorque d’un tracteur. Sans même me laisser le temps de sortir mon plus beau sourire, la troisième voiture qui passe (un pickup) pile sur ses freins.

« I’m going to Izmir »

Canakkale-Izmir: le vélo-stop le plus chanceux de ma carrière

Jackpot, c’est à 400 km d’ici. Je n’en crois pas mes oreilles. Je tombe de mon sus. De là, il ne me restera plus que 300 km à faire en 6 jours pour atteindre ma destination finale. Easy peasy. D’un coup ma main change du tout au tout et j’ai un jeu totalement nouveau à jouer. Le trajet durera six heures pendant lesquelles je n’échangerai pas beaucoup avec mon conducteur plutôt taiseux. Je ne suis pas mécontent de faire cette partie-ci du trajet en voiture parce que les paysages somme toute assez quelconques. Comme partout depuis que je longe cette foutue mer méditerranée, ça alterne entre collines recouvertes de maquis et plaines alluviales sujettes à l’agriculture intensive. Boring. Les villes que nous traversons n’ont que peu d’attrait. Je suis plutôt étonné de voir à quel point ce pays est développé. Mon chauffeur taciturne me dépose dans un petit village en périphérie d’Izmir. En faisant les kilomètres qu’il me reste vers l’auberge où j’ai choisi de séjourner, je tombe par hasard sur une piste cyclable fraichement peinte en bleu flash qui dénote un peu au milieu des champs. Elle me permet d’éviter les zonings industriels et les faubourgs qui s’étendent le long de la baie, en me faisant  longer une vaste lagune où vivent des milliers de flamands roses auxquels fait écho la lumière rosée de fin de journée qui se colore les immeubles blancs au loin. La vue est jolie, mais ça ne donne rien en photo. Je me dis que cette piste cyclable, c’est un peu comme les veines que j’ai dû dessiner en bleu dans mes cours d’anat, elle me ramène de la périphérie vers le cœur de la ville. Bientôt, j’arrive dans un parc qui longe la mer sur l’interminable littoral d’Izmir. C’est une superbe entrée dans cette gigantesque ville à laquelle le lit de la plaine alluviale ne suffit plus, et dont les blocs d’immeubles grignotent inexorablement les seuls terrains non bâtis sur les pentes des collines qui l’entourent. J’arrive à la tombée de la nuit devant la porte de mon auberge, le lotus garden hostel. L’ambiance dans cet endroit invite à la relaxation et à la sieste, endroit idéal pour prendre un repos du guerrier bien mérité. Quand la faim (ou la gourmandise ?) m’invite à sortir de cet oasis, je trouve en quelque pas, et pour une bouchée de pain, le fruit, la pâtisserie ou le durum dont j’ai envie. J’indique du doigt l’objet de mon dévolu sur l’étal, on me répond un nom que j’oublie aussitôt, et j’acquiesce. Mon butin acquis, je retourne dans le jardin de l’auberge où le chilling et le roupillement étaient restés là où je les avais laissés. C’est à ce rythme que s’égrènent l’essentiel des deux jours que j’ai passé à Izmir. Parfois je pousse quand même la balade jusqu’à la mer, ou jusqu’à une mosquée plus belle que les autres, et je déambule avec plaisir dans les rues envoutantes de cette ville. Ici, malgré l’animation je ne me sens pas agressé ni interpelé à tout bout de champ. Je resterais volontiers quelques jours de plus dans cette ville, pour gouter encore à cette atmosphère si particulière qui force à la détente. Je prends totalement goût à cette inaction. Les autres occupants semblent aussi enveloppés dans cette torpeur.

Piste cyclable menant à Izmir

Lagune et flamands roses

Izmir

Vue sur izmir depuis la mosquée bleue

ruelle d’Izmir

 

Entre deux feux

 

Maintenant, je touche au but. Il ne me reste que 4 petites journées de vélo de rien du tout et je serai à Bodrum, où prendra fin mon périple ! Je mets le cap plein sud et j’entame une journée de vélo énergique après ces deux jours de bon repos. Il me faudra bien 2h pour quitter la ville et ses faubourgs, et arriver dans une campagne qui ressemble rudement fort aux campagnes précédentes. Au crépuscule, j’avise un petit champ d’herbes fourragères qui ressemblent à des trèfles et qui ont l’air douces pour le pied nu. Je ne suis pas bien loin d’habitations mais ça ne serait pas la première fois, ne devrait pas poser problème. Je déballe mes affaires, je monte ma tente et je prends une douche sommaire alors que la nuit est en train de tomber. Mon rituel terminé, je me mets dans mon sac de couchage. Peu après, j’entends des pas arriver. Ca ne peut être que pour moi, je sors donc de mon palace pour me faire aboyer dessus en turc par la moustache d’un homme d’âge respectable. Le gars avait une lampe de poche dans une main, un fusil dans l’autre. Je lève les mains, il a l’air tendu. 10 secondes plus tard, toujours sous l’engueulade du vieux, un plus jeune accoure par derrière, lui aussi armé… Me voilà pris sous le feu croisé de deux engueulades incompréhensibles. Là, j’ai vu tous les films de guerre dans ma tête. Qu’est ce que Schwarzenegger aurait fait à ma place ? Je sais pas, mais moi je leur au montré mon vélo et ma tente en répétant « No problemo ! ». Là, le plus jeune lâche un « Touristi » suivi d’un soupir et la situation se détend. Il dégaine rapidement google translate pour m’aligner un « tu n’aurais pas dû venir ici sans prévenir, on t’a pris pour un voleur ».  Je pense qu’on était tous soulagés d’avoir évité un accident. Pour justifier ce premier accueil peu chaleureux, ils m’expliquent qu’on leur a volé la semaine d’avant le mouton qui devait servir pour une célébration dont j’ai oublié le nom, et que du coup ils sont un peu à cran contre les voleurs. La surprise passée, ils m’invitent à boire le thé, non sans me présenter leur chien et toute leur basse-cour. Je me retrouve rapidement avec plusieurs kilos de figues et de raisins du jardin dans les bras. Finalement, malgré ces salutations peu commodes, je passerai deux jours en leur compagnie, et je me lierai d’amitié avec Yunus, le fils. Yunus a mon âge, et il vit avec son père depuis le divorce de ses parents. A deux, ils cultivent quelques parcelles de terre et vendent le miel de leurs ruches. Leur maison est dans un bordel pas possible, mais la seule chose facile à trouver ce sont les fusils : contre le mur juste derrière la porte d’entrée. Yunus m’aidera à faire quelques réparations sur mon vélo, et il prendra le temps de me montrer les quelques points d’intérêt du coin où ils habitent (un lac de barrage et encore un site archéologique). Il baragouine suffisamment l’anglais pour communiquer les choses simples, et nous utilisons google translate pour dire les choses plus complexes. C’est comme ça qu’il me confie qu’il se fait chier comme un rat mort ici, et qu’il ne voit aucune perspective d’avenir. Malgré un bac+3, pas évident de trouver un boulot avec une paye décente dans ce trou perdu, et que gagner Izmir pour trouver du boulot n’est guère enviable tant les loyers sont chers là-bas. De plus son père est le pire des patrons selon ses mots, « toujours exigeant, jamais satisfait ». Bref, il veut se casser d’ici et ne rêve que d’une chose : partir travailler à l’étranger. Je ne peux que compatir. De son côté, lui était très curieux d’entendre mes histoires de voyages, et d’en apprendre sur ma vie en Belgique. Nous nous quitterons en bons termes, et resterons en contact. Avant de leur dire au-revoir, ils me donnent un immense pot de leur meilleur miel que je garderai bien précieusement.

Mon ami Yunus

Vulcanizer tentant de réparer mon pneu percé de toutes parts

A quelques dizaines de kilomètres de chez Yunus, se trouvent les magnifiques ruines de la ville d’Ephèse, que je visite rapidement sous une chaleur suffocante. Elle vaut le détour, mais idéalement à faire en fin de journée. Je continue d’avancer sous le cagnard jusqu’à ce que j’arrive le long de la côte, où ont été construits d’immenses complexes de vacances qui bloquent presque totalement l’accès à la mer. Je finis par trouver un moyen d’accéder à la plage, et comme ça serait trop bête de s’arrêter en si bon chemin, et je m’autorise à rentrer incognito dans un de ces complexes pour profiter des piscines et du buffet all-in. Je pousserai même le jeu jusqu’à participer au tournoi de beach volley organisé cet après-midi-là. Après m’être assuré d’avoir testé tous les bars et toutes les piscines du complexe pendant l’après-midi entière, je décide que je me suis assez rafraichi et reprend ma route vers le sud. Sur ce bout de chemin, je réalise quelque chose. La Turquie n’est belle que le matin et le soir. Le reste de la journée, le soleil dru et torride gomme tous les reliefs, diminue le contraste des couleurs. Il va même jusqu’à déformer les objets lointains, pour les rendre troubles et hésitants. Sans ombre, chaque élément qui compose le paysage perd sa personnalité et se range à côté des autres sans se distinguer. Au loin tout prend la teinte de la brume. Moi aussi je m’efface, je me substitue à son joug en cherchant la fraicheur de l’ombre, je prend la teinte du pays. Tandis que quand le soleil est de biais, il enjolive le paysage, avive les tons et donne au pays son esprit chaleureux. C’est d’ailleurs dans une belle fin de journée que je planterai pour la dernière fois ma tente, dans les herbes sèches qui coiffent une colline surplombant la mer. D’ici, j’aperçois la péninsule de Bodrum. Ca me fait un peu bizarre de savoir que c’est bientôt la fin. En toute honnêteté, ça ne me déplairait pas de pouvoir retrouver un peu de confort, de ne plus devoir payer à la sueur de mon front le moindre déplacement. J’ai l’impression que ces 40 derniers jours auront été une longue transpiration ininterrompue. Globalement il y a pas mal de bad depuis que je suis en Turquie. Voilà, je devais le dire. Marre des moustiques, marre de la sècheresse, marre de la chaleur, marre des paysages.

dernier bivouac

quelque part sur la côté turque

Le dernier jour de vélo se fait rapidement, je parviens à trouver des petites routes secondaires tout à fait charmantes. Une ultime descente de quelques kilomètres m’amène à fond la caisse jusqu’à la destination finale. Il reste deux jours avant l’arrivée de mes amis, le temps de me retourner sur tout ce que j’ai vécu. Encore une fois, je bénéficie de la bienveillance désintéressée de mes prochains. La proprio m’offre le gite à moitié prix, juste parce qu’elle aimait bien ma frimousse. Trop sympa.