Nous profitons de la descente d’une sharan depuis la Belgique jusqu’a Lausane pour aller skier quelques jours avec les copains.

Vivement que tout se précise!

Salut les gars,

Je suis en route vers la Laponie et j’en profite pour vous écrire cet email et reparler avec vous de cet épisode de l’avalanche du 22 novembre 2019 (lire aussi le très touchant récit de Pablo). J’ai eu l’occasion d’en discuter avec chacun d’entre vous mais j’avais envie ici de vous partager collectivement ma relecture car moi aussi j’ai été, à un certain degré, acteur de cette mésaventure. Cette relecture est sûrement imparfaite et je vous la livre ici non pas pour donner des leçons mais pour ouvrir le débat et essayer de tirer les enseignements de tout cela.

J’ai entendu beaucoup de choses à propos de cette mésaventure par des gens qui « en avaient entendu parler ». Cela m’a parfois vraiment rendu mal à l’aise. Entre les « ils ont fait n’importe quoi », « tu te rends compte ils sont partis sans DVA faire de la raquette », « Ils ont suivi un gars qui les a entrainés dans une balade facile en raquette alors qu’ils ont mis 18h et sont tombés dans une avalanche. » « Dom est inconscient de les avoir encouragés à plonger dans une telle galère »…., j’ai entendu tellement de mauvais messages que je me suis demandé comment rectifier le tir. J’essaie ici par ce message d’entamer une démarche positive pour que notre communauté sorte grandie d’une telle aventure au lieu de se mettre la tête dans le sable en se disant: «  ils n’ont fait que des conneries et moi cela ne m’arrivera jamais ». Car oui la montagne nous joue parfois des tours.

Comme vous le savez j’ai moi-même été pris au piège de la montagne aux côtés de Patrick Berhault, alpiniste de renom. Nous avons failli y rester mais ensemble nous nous en sommes sortis. Vous auriez pu y rester aussi mais ensemble vous vous en êtes sortis. C’est cela qu’il faut raconter.

Voici pour commencer ma relecture des faits que je vous laisse corriger ou affiner.

Suite aux échos d’une première mésaventure où trois d’entre vous avaient dû rebrousser chemin sur base de conseils donnés par des locaux, je vous ai proposé de nous rejoindre, Alexis et moi à l’hospice du Grand Saint Bernard pour une initiation à la rando à Skis/Raquettes. Après discussion entre vous, vous avez décidé de vous y rendre avant nous. J’ai eu Dorsan au téléphone qui me demandait ce que je pensais de monter par la Combe de l’A « pour nous la jouer un peu plus sportif ». Je lui ai dit que je l’avais déjà descendue à plusieurs reprises depuis l’hospice à ski et que donc c’était possible à la montée mais long en raquettes et surtout que je ne connaissais pas les conditions du moment. Je lui ai aussi dit de bien appeler l’hospice notamment pour réserver et pour connaître les conditions locales. L’indice d’avalanche que j’ai vérifié à ce moment-là était de deux. Vous vous êtes inscrits par Internet sans avoir un moine directement au téléphone. C’est je pense la première erreur. Les moines auraient certainement essayé de vous décourager comme ils ont essayé de le faire avec moi le lendemain (voir plus loin). Très peu de personnes utilisent cet itinéraire à la montée en hiver parce qu’il est très long. Si vous persistiez comme moi je l’ai fait le lendemain, ils vous auraient certainement donner des informations précieuses sur l’itinéraire et notamment qu’il fallait éviter le col d’été, réputé avalancheux en hiver. Sans ce contact direct, les moines attendaient votre venue par la montée classique, côté suisse. J’étais donc le seul à savoir que vous alliez dans la Combe de l’A.

Qu’à cela ne tienne, vous êtes donc partis sous le soleil à 9h30. Le niveau d’avalanche était toujours de 2. Nous sommes en début de saison et il n’y a pas encore beaucoup de neige mais on annonçait de sérieux flocons dans la soirée. Très vite, Antoine souffrit car vous alliez trop vite pour lui. Il vous ralentissait et, en tous les cas, il était toujours derrière. Vous repartiez souvent dès qu’il arrivait, ce qui était particulièrement difficile à vivre pour lui. Vous vous êtes bien rendus compte que vous n’avanciez pas aussi vite que prévu mais pour le reste, tout allait bien. « Même Antoine suivait sans se plaindre ». Vous avez continué. Avec le temps qui s’est couvert, sont arrivés le vent et le froid. Vous avez continué pour enfin atteindre le premier col vers 15h30. Le mauvais temps empirait et le vent soufflait de plus en plus fort. Arrivés au col, vous vous êtes précipités dans la descente pour fuir le vent. Même si vous auriez sans doute déjà dû le faire bien avant, c’était le moment de faire le point ensemble, de demander l’avis de tout le monde et de décider de continuer ou pas. Vous étiez à ce qu’on appelle au point de « non retour » qui exige une décision collective. Vous ne vous êtes pas suffisamment posé la question du demi-tour ni à ce moment-là ni avant, me semble-t-il. Je pense que c’est votre deuxième erreur. La dynamique de votre groupe vous a piégés comme c’est souvent le cas dans les accidents en montagne. A posteriori c’est toujours facile à dire mais au vu de l’heure, du rythme du groupe et de la météo, vous auriez sans doute dû prendre la décision de redescendre. A ce moment-là en tous les cas, il était évident que cela n’allait que s’empirer et que c’était votre dernière chance de pouvoir faire demi-tour. Antoine était en souffrance depuis longtemps. Parce qu’il n’a rien dit (peut-être est-ce aussi une erreur) ou n’a pas été entendu mais sans doute aussi parce que chacun d’entre vous était déjà en lutte avec lui-même, vous avez continué. 

A partir de là les choses se sont compliquées. Vous vous êtes un peu perdus dans le brouillard et le vent sans masques ni lunettes.  A un moment donné, Dorsan qui faisait la trace a déclenché une petite plaque. Vous n’avez pas vraiment perçu le message pourtant clair que cela annonçait. Le passage du second col vous redonna l’espoir et engendra une nouvelle descente à toute allure vers le lac. A nouveau, l’obscurité et la tempête vous détournèrent du chemin à suivre. Vous perdiez un temps précieux.

Dorsan qui jusque-là menait un peu les choses en faisant la trace et en supportant la tension, se rend compte qu’il ne maitrise plus rien et tombe en hypothermie. C’est peut-être en le voyant ainsi, que collectivement vous avez enfin pris la mesure de la situation. Vous changez votre mode de fonctionnement, pour rentrer en mode survie, basé sur la cohésion et le vécu des Flolopapys. Florian, Pierre et Pablo prennent le relais. Flo donne une doudoune à Dorsan. Pierre sort Mapme. Pablo met Antoine au milieu de la cordée? Tous les trois se relaient pour faire la trace. Vous restez proches l’un de l’autre en avançant vers le col d’été indiqué par l’application Mapme. Malgré les frontales, vous n’y voyez pas à cinq mètres.  Vous vous serrez les coudes, pour ne pas vous perdre dans le brouillard, mais aussi pour vous assurer que tout le monde suit et que personne ne craque.

Ce qui devait arriver arriva, un plaque de neige se détacha dans la montée vers le dernier col. Pablo et Flo ont sans doute eu le mauvais réflexe de se cramponner à leurs bâtons et ils ont été entraînés vers le fond de la coulée. Antoine a aussi été emporté mais sa tête est restée en dehors. Pierre (après avoir vérifié qu’Antoine était « safe ») et Dorsan (qui sortit d’un coup de sa torpeur) ont bondi au secours de Pablo et Flo dont les lampes de poche par chance indiquaient directement la position. Avec beaucoup d’efficacité, ils les ont sorti de la neige. Pablo me dit qu’il était en apnée, de la neige plein le nez et la bouche. Heureusement, dû au peu de neige de début de saison, l’avalanche n’était pas trop grosse et les trois ont pu être rapidement sortis.

Vous rejoindrez le col malgré tout par la pente purgée et puis de redescendre côté italien pour rejoindre la route. Chacun devra puiser dans ses ultimes ressources pour sortir de cet enfer. Un moment particulièrement fort, est celui où Pablo n’hésite pas à prendre Dorsan dans ses bras pour le réchauffer mais aussi surtout le réconforter. C’était essentiel car les limites individuelles étaient sur le point de céder, mais le groupe resta solide. A cinq, vous poursuivrez votre marche, et atteindrez finalement la route, ensevelie sous deux mètres de neige mais repérable. De là, vous atteindrez enfin l’hospice du Grand Saint Bernard. Il est 2h du mat.

Pendant ce temps-là Alexis et moi nous roulions en voiture vers l’hospice que nous comptions rejoindre le lendemain. Le niveau d’avalanche qui était au niveau deux au début d’après-midi passa au niveau trois en cours de nuit. Le lendemain après une courte nuit sur un parking, nous avons repris la route et j’apprenais le décès de mon frère. Complètement sous le choc, j’appelai l’hospice pour me renseigner sur les conditions et discuter l’éventualité de notre montée. Ils nous confirmèrent le gros vent et le niveau d’avalanche qui venait de passer à 3. Ils me déconseillaient de monter même par le chemin normal côté suisse (la combe des morts !!!). Ils m’apprenaient aussi que vous étiez arrivés à 2h du mat. Cela éveilla chez moi une certaine angoisse qui s’additionna à mon désarroi. L’hospice me semblait être le bon endroit pour avaler tout cela. Je leur ai dit que j’allais tenter une montée malgré le vent et que je leur téléphonerais de la cabane intermédiaire pour leur dire si cela passait. Le vent soufflait en effet fort sur la route au début mais cela s’est calmé plus haut et nous sommes finalement montés sans souci.

Je me suis précipité dans la bibliothèque où j’avais l’intuition que j’allais vous retrouver. C’est là que j’avais écrit, il y a dix ans, le récit de ma mésaventure avec Patrick Berhault à l’Aiguille Verte. Quand j’ai ouvert la porte, j’ai tout de suite compris que vous étiez tous les cinq en état de choc, Je vous ai encouragé à parler. Certains ont pris la parole, d’autres n’ont rien dit, d’autres encore ont écrit. Vous veniez de vous réveiller et c’était très impressionnant de vous voir dans cet état. J’ai tout de suite aussi compris que vous aviez chacun vécu des choses différentes et que vos réactions n’étaient pas les mêmes. Il fallait le respecter. Le niveau d’avalanche est passé à quatre et nous sommes restés bloqués une bonne journée. J’ai essayé de vous écouter malgré mon propre désarroi et vous avez aussi eu un petit débriefing avec les moines.

Le lendemain, nous avons fait une petite formation DVA et nous sommes descendus ensemble quand le niveau d’avalanche est redescendu à trois. La descente fut vraiment agréable dans une belle poudreuse facile.

Je suis rentré avec les parents de Pierre. Pendant le trajet Pierre, Pablo et Florian n’ont pas arrêté de parler de l’aventure et de décrire de façon très touchante ce qu’ils avaient chacun vécu. J’ai dormi dans la chambre de François, le frère de Pierre, et le lendemain sa mère m’a conduit chez mon frère qui s’appelait aussi François. J’ai pu embrasser ma belle-sœur désemparée et le voir une dernière fois avant que l’on ne referme le cercueil. Ce fut un moment d’une énorme et tendre émotion en présence de Chantal son épouse et Laeticia sa fille aînée qui s’était mariée deux mois plus tôt. La vie est trop précieuse que pour la gaspiller dans une avalanche.

Nous nous sommes revus ensuite à Jalhay à la formation BEPS. Pendant les pauses de la formation le « body language” de certains en disait long lorsqu’on abordait le sujet de notre projet d’expédition au Mont Waddington, au nord-ouest du Canada cet été. Le soir j’ai voulu creuser l’abcès et j’ai lancé la discussion devant Raphaël, Damien et Alexis. De très belles choses importantes ont été dites. Il devenait évident pour tout le monde que les cicatrices étaient encore bien ouvertes. Dorsan, resté en Suisse, disait lui avoir tourné la page et avoir de la peine à comprendre l’ampleur que tout cela prenait chez certains, dont moi.

Pablo m’a ensuite annoncé après quelques semaines qu’il ne nous accompagnerait pas au Mont Waddington. De notre côté, Pierre et moi, nous avions décidé de continuer le projet. Florian quelques semaines plus tard nous annonçait qu’il ne venait pas non plus. Ces décisions sont totalement respectables mais elles ne sont pas anodines.

Ce n’est pas fini et chacun, y compris moi, nous devons encore certainement laisser tout cela faire son bonhomme de chemin, chacun à son rythme. Certains repartent cependant en expé ensemble cet été au Canada et cet épisode de l’avalanche fait maintenant partie de l’histoire de notre groupe. Elle doit nous rendre encore plus prudents et conscients des enjeux que nos choix engendrent. En tous les cas, nous sommes tous encore plus lucide et solidaire qu’avant. Plus que jamais nous savons que la dynamique de groupe est l’un des éléments le plus important en montagne.

La montagne vous a piégés comme elle m’a piégé avec le grand Patrick mais vous avez survécu grâce à votre force intérieure à chacun mais aussi grâce à la cohésion de votre groupe face à une situation qui vous dépassait. L’un de vous aurait pu craquer et se laisser mourir en entrainant sans doute les autres. Cela ne s’est pas déroulé ainsi. Grâce à l’attention individuelle que chacun portait à l’autre, vous avez évité le pire. C’est cela qu’il faut raconter et crier haut et fort. Car oui, ce qu’il faut surtout retenir de cette mésaventure c’est que vous avez survécu grâce à une série de bonnes décisions et réflexes de survie de groupe. Chacun à son tour a pris les choses en main et a joué un rôle clef dans la survie collective. Certains ont touché de très près leur fragilité extrême, voire la mort. J’ose espérer que cette aventure resserrera  les liens entre vous et que vous résisterez à la tentation de remettre la faute sur l’un ou l’autre ou encore sur telle ou telle erreur. 

Je vous prie aussi de faire attention à ce que vous communiquez autour de vous. Oui il y a des erreurs qui ont été commises et il faut les regarder en face pour ne plus les refaire. Faites juste attention de ne pas donner l’occasion de prétextes aux autres de la communauté à ne pas assimiler ces leçons en se réfugiant derrière des : « Ils ont fait des conneries et jamais cela ne pourra m’arriver. »

Il faut aussi tordre le coup à certains canards boiteux : « Ils ont failli mourir car ils n’avaient pas pris de DVA » Non, les DVA ne vous auraient été d’aucun secours et au contraire ils auraient pu vous donner une fausse impression de sécurité. La réalité c’est que vous aviez des DVA mais que comme la plupart des personnes qui viennent en emprunter chez Cap Expé, vous ne saviez pas les utiliser. Lors de notre descente de l’hospice, nous avons pu utiliser un des DVA que vous n’aviez pas réussi à allumer. Avoir un DVA sur soi est indispensable en hiver en montagne mais n’est garant de rien. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler une fois encore qu’en montagne on peut, et on doit même souvent, faire demi-tour.  Là je me sens un peu coupable, comme pour les DVA, de ne peut-être pas avoir assez communiqué là-dessus. 

Il y a ensuite une troisième règle qu’il faut aussi souligner et rappeler : avant de partir en montagne et faut toujours se renseigner non seulement sur la météo mais aussi sur les conditions locales auprès d’experts locaux à qui on confie aussi nos projets de façon précise pour qu’ils puissent nous aider efficacement en cas de secours …

Cette aventure remet beaucoup de choses en question sur le fonctionnement de notre communauté Cap Expé, notamment en ce qui concerne le prêt de matos technique. Comment résister à des copains qui la veille de départ, voir le jour même, vous appellent en vous demandant : je pars dans 4 h est-ce que je peux venir prendre une corde à double, des coinceurs et autres cams, des piolets, des crampons plus des DVA et des raquettes ? Comment mieux communiquer ces règles essentielles que je répète ici une fois encore : 

  1. Se renseigner sur la météo et sur les conditions locales auprès d’experts locaux à qui on annonce ce qu’on va faire et où.
  2. Constamment se poser la question du retour en arrière et autres options. Il faut le faire en groupe en faisant attention aux potentielles mauvaises dynamiques de groupe. Il faut être particulièrement attentif aux « points de non-retour » qui forcent à prendre une décision collective qu’il faudra assumer en groupe après.
  3. Ecouter et décoder les signaux rouges qui arrivent souvent avant un accident. Il y a parfois moyen d’en mitiger les risques comme en laissant de l’espace entre les personnes quand il y du danger d’avalanche et parfois aller vite individuellement et se rassembler à des endroits sûrs plus bas…
  4. Avoir un kit DVA et surtout savoir s’en servir lorsqu’on fait du ski de rando et de la raquette même sur des chemins « faciles » et connus.
  5. Et quand on perd la maitrise des choses, qu’un piège se referme,  il faut essayer de rester solidaire et de réfléchir ensemble en sortant de sa bulle et en faisant attention à l’autre autant qu’à soi. Ne pas avoir peur des gestes de tendresse qui peuvent relancer ceux qui sont en souffrance et/ou dans le doute.

Lorsque l’on pratique des activités à hauts risques comme l’alpinisme, l’escalade ou le kayak, il faut résister à la tentation de croire que l’on peut tout maîtriser. Certes il faut tout faire pour atténuer ces risques au maximum mais jamais on ne pourra les annuler complètement. Je me souviens que sur la voie classique de la Dibona, une des voies les plus courues et les plus « safe » des Alpes, mon compagnon de cordée a un jour arraché une écaille qui s’est brisée en mille morceaux sur les casques des deux cordées en dessous. Cette vision d’enfer est similaire à celle d’une avalanche qui arrive quand on ne s’y attend pas. Heureusement cela s’est bien terminé, avec juste un court séjour à l’hôpital tout de même pour un des alpinistes. Mais vingt cinq ans plus tard, mon compagnon de cordée qui était à l’origine de la chute de pierres, a eu un épisode de grande fragilité psychologique. Lors de cet épisode, notre aventure de la Dibona lui est remonté à la gorge avec une violence troublante. Lui comme moi nous n’avions pas suffisamment pris le temps de digérer cet évènement et nous avions même laissé celui-ci mettre une trop grande distance entre nous. Vingt cinq ans plus tard, nous avons dû en reparler et cela nous a fortement rapprochés. Nous n’aurions pas du attendre tout ce temps.

Ne minimisez pas le choc de vie que vous avez vécu et clamez autour de vous que si vous en êtes sortis c’est aussi grâce à la solidité et la solidarité de votre groupe à qui je tire mon chapeau.

Dom

Abisko, le 24 mars 2020