En stop jusqu’au fin fond de l’Asie centrale !
À voyager seul, on se surprend à se raconter notre histore. Comme pour ne pas l’oublier, comme pour se rappeler que tout cela est bien réel. Permettez-moi de vous partager ces quelques lignes, très romancées comme à mon habitude je l’assume, qui n’offrent qu’un vague reflet de mon aventure faute de pouvoir en faire plus, mais qui sont ma manière à moi de vous parler, dans l’attente d’un récit de vive voix, peut-être plus personnel, sans les élans rococo d’un texte au destinataire anonyme ? Je ne suis pas un grand amateur de new fraîches et croustillantes, et j’aime de moins en moins parler pour ne rien dire, mais par dessus tout j’aime savoir que d’autres pensent à moi, alors peu importe la forme ou le contenu, voici une part de mon voyage. Et puis, l’écriture est un plaisir, et j’aime vous le partager…
La journée qui m’a été offerte résonnera longtemps dans mon coeur, comme le chant du muezzin de la mosquée voisine qui lui donna naissance. Sa mélodie échangeait avec ses deux semblables ténors très peu d’accords que la musique occidentale appellerait “justes”, et pourtant leur fugue n’avait rien à envier à nos tubes de l’été, et c’est fort heureux, car j’ose imaginer qu’un bon Justin Bieber dans les parlophones à cinq heure du matin n’en guiderait que très peu vers la prière… Mais j’ai laissé de côté ces considérations matinales, sur le compte d’une trop courte nuit de sommeil que la curiosité de la prière de mon voisin de chambre n’a pas aidé à prolonger. Le jour s’est alors levé, éblouissant malgré la brume, car aujourd’hui tout est blanc. Le village se réveille avec la gueule de bois, matraqué par l’insomnie que le çai (thé turc) de six heure, sept heure trente, huit heure trente, neuf heure et dix heure au soir de la veille, laisse au touriste habitué du petit lait. Le regard vidé par la nuit, Ahmed et moi méditons dans le silence de l’eau bouillante. Bientôt, Fatih nous sort de l’oubli. Il m’emmenera aujourd’hui voyager au coeur de sa culture, à l’origine de son monde, à travers la campagne turque, sur les sentiers boueux qui mènent à de grands trésors de fermes. Il est vétérinaire, kurde et parle anglais. Dans la vieille Lada qui nous ballote comme elle peut vers le village voisin, Fatih me plonge dans sa réalité, aux confins de ses croyances religieuses, un islam d’une merveilleuse sensibilité, humaniste. Si sa générosité a des limites, je les ignore encore. Avec Fatih, tous les sujets sont abordables, et bien que j’avais gouter au malin plaisir de communiquer en turc par les maigres phrases que la mémoire m’autorisait à conserver, le bonheur que j’éprouvais à entendre plus d’un son commun me rappelait le temps où mes champs lexicaux depassait le nombre de trois : le thé, la neige, et ma famille.
Fatih aime se venter de sa descendance, aussi nombreuse que bovine, et je le considère dans ses droits à la vue de l’insémination que le vétérinaire pratique aujourd’hui pour le plaisir de mes yeux curieux. Il faut croire que la pléthore de ses cousins que le village compte ne lui suffit pas à se sentir kurde… Je fréquente la culture de la famille nombreuse, et je ne sais quoi repondre à ce comique qui me demande si mon père, ce héros, ne serait pas un leader duPKK. Il faut dire que le bracelet qu’un grec m’avait tissé deux semaines plus tôt rassemble étrangement les couleurs du drapeau kurde… S’il m’a valu des ennemis en Turquie, ceux-là auront eu la foi plus grande que leurs préjugés,ou peut-être la décence de ne pas me le faire savoir.
Je ne suis plus dans cette Turquie occidentale que la traversée du Bosphore me ventait trop tôt d’avoir quittée. Le malaise de ma naïveté témoigne lorsque, tendant une main à la “maîtresse”de la maison qui nous offre le repas de “midi”, celle-là tombe, seule, dans les abysses de mon ignorance. Je n’ose espérer que cette erreur fut la première, qu’Allah me le pardonne. D’ailleurs, qu’il me le pardonne ou non, comme disait l’autre, ses fidèles serviteurs ont déjà oublié la bévue, et nous reprenons la route, Fatih, moi et sa Lada.
Notre croisière fait escale au signal du minaret, nous sommes invités à saluer la famille qui fait le deuil d’un proche récemment parti au paradis, du moins nous prirons pour. Au sous-sol de la mosquée, une cinquantaine d’hommes nous accueillent, accompagnés d’une tasse de thé. Nous les saluons, nous asseyons un instant dont seul le musulman connaît la décence de la durée. Trois jours durant, les hommes de la famille seront présents pour accueillir les mains tendues et les mots nécessaires au deuil. L’énergie engendrée par cet amour gratuit me bouleverse, et c’est à regret que j’accepte l’accolade de Fatih qui m’enlève à ce lieu. Nous parlons de la mort, de sa beauté et de ses douleurs.
Fatih lui aussi vient de perdre un cousin, et nous rejoignons ses oncles pour partager un thé en sa memoire, il semblerait que je sois des leurs, cadeau que j’accepte avec le plus de respect que mon coeur puisse offrir. C’est bien le seul don que je peux faire, moi, pauvre voyageur sur la route, car ni l’argent ni l’or ne les honore.
La journée se termine déjà, sous le quatrième chant du muezzin, dans la chambre de la pansion pour enseignants qui m’a accueilli hier soir, alors que je comptais établir mon campement en bordure du village. Me voyant marcher vers ma destinée ce soir-là, une vingtaine de villageois m’avaient arrêté, me mettant en garde contre les loups et les ours qu’abritent les montagnes kurdes. Un garçon professeur de philosophie m’avait alors guidé avec bienveillance par le bras, à la rencontre de ses camarades de chambre. Après le souper – ou peut-être était-ce un dîner… un dejeuner ? Peu importe d’ailleurs, parlons du cinquième repas de la journée -, mes amis ont entonné, le torse bombé et les yeux sévères, des chants traditionnels que je me suis fait un plaisir d’enregistrer. L’enthousiasme était à son comble lorsque je trouvai les accords de la marche kurde (Mozzart s’en retournerait dans son mastaba), sur le fond d’une vidéo de propagande mettant en scène un leader du PKK brandissant sa kalachnikov dans un décor montagneux dramatique. Ici je suis une star de cinéma, un héros de guerre, un roi en croisade.
Le cinquième et dernier chant du jour me rappelle l’étrange vie que je mène, quotidiennement d’un univers à un autre comme on passe de l’hiver au printemps, qui tarderait d’ailleur à percer si je n’en croyais les hirondelles et les arbres en fleur, carré rose sur fond blanc. Et demain, je reprendrai ma route, au gré du vent, vers le mont Ararat pour y retrouver Noha.
“We only meet people when we see them pray” Brother Steven