Quatre jours perdus dans la verticalité d’une face magique
Voilà, c’est reparti pour le troisième (et au risque de tuer tout suspense, il s’agit du dernier) opus de ce que je peux nommer pompeusement notre “trilogie”. Tout avait commencé en mai par une semaine de découverte de l’escalade en Big Wall (dont le compte rendu se trouve par ici) et avait continué par la mémorable ascension de Half-Dôme fin août (l’ascension de cette face que j’avais comparée à une charmante demoiselle fort peu vêtue et qui ne nous avait, à notre grand bonheur, pas résistés est relatée par ici). Dans la fin de cet épisode, j’annonçais déjà la suite imminente: après Half-Dôme, nous pouvions nous attaquer au mythe de la vallée du Yosémite: EL CAPITAN ! Le nom en tant que tel fait déjà frémir plus d’un grimpeur aguerri. Cette face de près de 1000 mètres de verticalité est tout simplement un mythe dans le milieu de l’escalade! Elle en aura fait rêver plus d’un… rêve impossible pour certains et que nous avons décider d’affronter. L’expérience acquise lors de nos précédents séjours dans le Yosémite nous semblait maintenant suffisante que pour attaquer ce monstre de granit.
Le choix de la voie s’est opéré de lui-même: nous allons suivre la voie mythique du NOSE… première voie gravie sur cette face en 1958 par Warren Harding. Cette voie est également la plus abordable des voies qui se grimpent “principalement” en libre. Elle attaque El Cap à l’endroit où le dénivelé est le plus important et serpente dans la face pour profiter des lignes de faiblesse du rocher. Cette voie comporte plusieurs longueurs tout simplement mythiques: la terrifiante cheminée de Texas Flake, l’énorme pendule “King Swing”, le “Great Roof” (énorme toit à environ 700 mètres de haut), … Personnellement, c’est autour de mes 12 ans que j’ai entendu parler pour la première fois de cette voie de légende ; lors de mes débuts de grimpeur lorsque je faisais mes premiers pas en falaise avec le CRAJ et qu’un certain Tiki nous racontait comment dans le Yosémite une certaine voie requerrait plusieurs jours d’ascension et même la nécessité d’effectuer d’importants et d’impressionnants pendules… 17 années plus tard (mon dieu que le temps passe vite…), m’y voilà!
Après notre succès dans Half Dome, il ne faisait aucun doute pour notre cordée que nous devions tenter l’ascension du Nose. Le premier problème qui se présenta fut de trouver une date adéquate… nous avions tous deux un retour programmé en Belgique dans le courant du mois de septembre et c’est fin septembre lors de notre retour au pays de l’Oncle Max que la décision fut prise: Bernard n’ayant pas énormément de disponibilités, il a fallu choisir une date fort proche… trop proche à mon gout puisque c’est un beau mercredi soir que nous avons décidé de nous retrouver au Yosémite le WE qui suivait… Bref, cette fois-ci, la phase de préparation qui m’était chère et dans laquelle montait l’excitation s’est réduite à sa plus simple expression et c’est encore fort fatigué par mon retour en Europe que j’allais prendre une fois de plus ma voiture pour parcourir les 600km qui me séparent du Yosémite. Le rendez-vous est fixé le samedi début d’aprem mais c’est finalement en fin de journée que nous nous sommes retrouvés (comprenez bien… je devais passer chez le coiffeur absolument avant… je déteste quand j’ai des cheveux qui dépassent de mon casque ;-)). Lors du trajet, mon excitation est nettement moins forte que lors de ma venue pour Half Dome… certains éléments viennent me tracasser: tout d’abord les prévisions météo annoncent 20% de chance de pluie les 2 jours qui suivent et qui sont les 2 jours où nous avons prévu d’attaquer El Cap’, ensuite, la possibilité d’un “government shutdown” commence à se préciser et avec elle interviendrait la fermeture de tous les parcs nationaux… difficile à croire, difficile à analyser si cela peut nous toucher ou pas… ensuite, nous le savons: la période est la “haute saison” de grimpe dans le parc, le nombre de cordées que nous risquons de croiser dans cette voie risque d’être extrêmement élevé! Il faut ajouter à cela un état de fatigue qui fait que je ne me sens pas complètement à 100%… Bref, un petit voile d’inquiétude vient briser la joie et l’excitation qui font habituellement le trajet avec moi vers le Yosémite! Qu’à cela ne tienne, je finirai quand-même par mettre la musique à fond, la fenêtre ouverte à chanter à tue-tête !
Tout s’est magnifiquement passé pour ce trajet et c’est après 5h30 de route parfaite, je me retrouve à “Tunnel Point”, un point de vue de sur la route à partir duquel on peut admirer El Cap dans toute sa splendeur et puis, loin en arrière plan, le Half Dome. Les couleurs d’un coucher de soleil automnal rendent le spectacle tout simplement splendide. J’en profite pour me fondre à la masse de touristes pour profiter de cette vue magnifique! Tout de suite, je la vis, elle était là… la ligne du Nose! Je la reconnus directement: son départ sur la base de El Cap, sa traversée vers la droite au niveau de Sickle Ledge, la remontée de la longue fissure Stoveleg pour arriver sur la vire de Dolt Tower, pour ensuite continuer plus vers la droite et rejoindre la vire de El Cap Tower. Ensuite, la ligne remonte Texas Flakes, puis Boot Flakes et son King Swing qui permet de rejoindre le great roof et de sortir tout droit jusqu’au sommet. Cette ligne, je la connais en fait par coeur! Le fait de me retrouver face à la face fait monter l’excitation d’un coup! Et d’un coup je me sens super excité et super heureux de me retrouver là! Je ne tiens plus en place, je fais des ptits bonds! Je sens que nous avons le niveau pour réaliser cette ascension mais je reste vraiment impressionné par la hauteur de la face, on se sent petit, vraiment tout tout tout petit ! Ce soir-là, parmi les hordes de touristes, je me suis vraiment senti différent… plein de respect par rapport à El Cap’, rempli d’excitation par rapport à l’aventure qui allait nous attendre!
Et miracle, la météo semble parfaite, aucune trace de la pluie annoncée! Quelques photos plus tard, je rejoins Bernard au “pont”, le long de la route proche de la base de El Cap’. Bernard est arrivé 10 minutes avant moi (bon timing…) et est en train de discuter avec d’autres grimpeurs qui viennent de sortir de “Triple Direct” après 6 jours de grimpe! Bernard est tout aussi excité que moi! Nous discutons avec pas mal de grimpeurs… l’excitation est à son comble et ce sont vraiment des moments très forts de partager cela avec d’autres gens qui malgré le fait qu’ils soient de parfaits inconnus, partagent la même passion que nous!
Rapidement, il nous a fallu quitter le parc car nous n’avions (évidemment) pas prévu de logement et c’est à notre traditionnelle aire d’autoroute que nous passerons la soirée et la nuit! Il fut décider d’attaquer le lendemain! La météo ne semblait pas menaçante pour un saoul ;-). Le planning était clair: la première journée consistait en une journée “cool” où nous allions grimper les 4 premières longueurs jusqu’à la fameuse Sickle Ledge et ensuite amener le sac jusque là avant de redescendre et passer la nuit au sol. Le 2nd jour, l’idée est de démarrer très tôt en espérant battre la foule et ensuite grimper jusque El Cap Tower (longueur 14), le 3e jour nous réserve de splendides longueurs du King Swing et du “Great Roof” pour nous emmener jusqu’au “Camp V” (longueur 24), le 4e jour devant nous emmener au sommet où nous comptons passer une nuit avant de redescendre le 5e jour! Bref, 5 jours en tout et pour tout! Ce soir-là, outre la préparation de notre spaghet bolo, nous avons préparé notre haulbag et le matériel que nous allions prendre pour ces quelques journées d’ascension. Et là, ce fut un bordel inimaginable… nos 2 voitures étaient pleines à craquer et nous avons tout sortis sur le parking: nourriture, vêtements, sacs de couchage, cordes, matériel d’escalade… et puis, il a fallu faire le choix de ce que nous voulions emporter sur le mur et faire le meilleur compromis possible entre confort et poids à tirer! Alors autant le dire de suite: le confort l’a emporté haut la main! Nous prévoyons 4 repas du soir, 4 midis et 4 ptits dej ! Près de 30 litres d’eau (enfin… d’eau, de boissons sucrées et … avouons-le une petite bouteille de whisky pour se donner du courage :D), nous craquons sur le réchaud, quelques légumes, un nombre impressionnant de barres énergétiques, quelques gels énergétiques aussi… nos sacs de couchage, des vestes! Et voilà! tout cela fait déjà un sacré poids! Le matériel d’escalade est également passé en revue et ensuite, c’est à la belle étoile que nous passerons cette nuit, excités comme jamais par ce qui nous attendait!
Il était “relativement tôt” le lendemain matin quand le réveil sonna… le ptit déj est englouti et c’est vers 8h30 que nous nous préparons à la voiture pour démarrer l’escalade. Pour la première partie de la journée, nous attaquons “léger” avec un ptit sac à dos et 3 cordes à simple qui nous permettront de descendre ensuite jusqu’au sol. C’est presqu’en courant qu’on rejoint le départ de la voie avec un stress en tête: combien de cordées seront devant nous ? Pour information, la veille pas moins de 6 cordées avaient fixé leurs cordes jusque Sickle Ledge et de fait, de grand matin, on peut observer ces cordées qui évoluent dans le bas de la paroi. En ce qui nous concerne: nous sommes les premiers! Il n’est pas loin de 9h et nous en sommes (agréablement, cela va de soi) surpris. Pour atteindre le début de la première longueur, une longue section de classe 4 (escalade très facile) nous attend. Je n’en peux plus et c’est presqu’en courant que je démarre cette longueur avec le sac à dos, une corde sur le dos et sans le moindre coinceur étant donné que c’est censé être un mix de rando/escalade. Mais voilà… dans la précipitation j’ai attaqué un poil trop à droite et je me retrouve dans des mouvements d’escalade pas si évident que cela, en solo, en bottines… un peu de précipitation qui fait que je dois déjà me concentrer et que je ne fais pas le fier! Mais néanmoins cela passe et on se retrouve à pied d’oeuvre au départ de la première longueur… 3 minutes avant une cordée de 2 japonais. Ces 2 japonais, nous savons que nous allons les voir pendant les jours qui suivent… nous faisons donc connaissance… il s’agit de leur seconde tentative d’El Cap: la première ayant échoué la semaine précédente au niveau de El Cap tower car ils ont malencontreusement lâché (et donc perdu) une de leur corde (oui oui, cela peut arriver) ! Mais le japonais a un code de l’honneur qui l’interdit de rentrer au pays sur un échec sous peine de devoir faire Hara Kiri (à la crème) et c’est ainsi qu’ils réattaquent la “bête”. Ils sont tout à fait charmants!
Après un traditionnel tirage au sort à la courte paille, je suis désigné comme le premier leader et nous décidons de leader les longueurs 2 par 2. J’enfile donc mes chaussons et puis… c’est parti! Let’s the climb begin! C’est ainsi que j’entame officiellement la voie du Nose et que je donne le coup d’envoi de ces 4 jours de grimpe! La première longueur est relativement difficile et c’est en french free que je passe les premiers mouvements pour ensuite continuer en libre! Plutôt rapide et efficace! Bernard me rejoint sans soucis! Et de une longueur! Une! J’attaque la seconde longueur! La première partie passe en free… j’en suis assez satisfait! Ensuite, le premier (petit) pendule de la voie m’attend suivi de quelques mouvements en artif! Cela avance plutôt bien! Bernard me rejoint et premier constat: on a déjà complètement largué les Japonais qui ne semblent pas avancer très vite! On est contents d’être devant! C’est ensuite au tour de Bernard de leader les deux longueurs suivantes. On peut admirer les premières cordées qui ont fixé la veille et qui sont donc partis le matin très tôt qui battent en retraite! Il est 10h et 2 cordées sont déjà en train de rappeler… La troisième longueur est attaquée en french free puis quelques mouvements d’artifs sont nécessaires et finalement un mouvement “obligatoire” en free relativement délicat en dalle! J’entends Bernard jurer pour une première fois “Putain, y’a moyen de se la coller ici”. La longueur 4 passera dans un mixe d’artif et de french free et c’est ainsi qu’en un peu plus de 2h, nous nous sommes retrouvés sur Sickle Ledge. Les Japonais sont loin, très très loin derrière nous… et nous remarquons qu’ils sont suivis par un nombre impressionnant de cordées! Nous entamons la descente en rappel qui part tout droit dans une face complètement lisse! Les trois cordes sont nouées ensemble (je tiens ici à remercier Erin pour le prêt d’une corde) et j’attaque cette descente vertigineuse qui me conduira au sol. Arrivé au sol, un couple germano-argentin se trouve là. Nous discutons et ils ont aussi le projet de démarrer le lendemain pour faire le Nose en 2 jours eux (alors que nous visons 3). Le gars en est à sa septième ascension… et nous demande d’utiliser nos cordes fixes en échange de quelques conseils dans la voie.
Après cela, nous retournons à la voiture pour se faire un festin: oeufs durs, avocats, tomates, saucisson, fromage, pain, carottes… Nous prenons ensuite un peu de bon temps dans la prairie au bas de El Cap. Des télescopes ont été installés pour permettre aux touristes d’observer les grimpeurs sur la face. Nous jetons un oeil et c’est impressionnant comme on voit bien les gens là-dedans (logique me direz vous): bref, on va se sentir observés le lendemain… pas question de faire n’importe quoi et de se foutre à moitié à poil ;-). En discutant avec les habitués, nous apprenons que actuellement, chaque jour, environ 85% des gens qui démarrent abandonnent dans la première journée! Effectivement, un coup d’oeil sur la face nous apprend que des 6 cordées qui ont démarré ce matin, plus qu’une seule est encore en train de grimper, les 5 autres ont rebroussé chemin. Après cela, nous prenons la voiture pour aller faire quelques courses pour le soir.
Et c’est vers 4 PM que nous retournons vers la base de El Cap avec notre haulbag plein à craquer. Le moment est venu de tirer ce sac et de l’amener jusque Sickle Ledge pour que tout soit prêt pour le lendemain. Lorsque nous arrivons au pied de la voie: petite surprise: les japonais viennent à peine d’arriver Sickle Ledge… suivis par un nombre impressionnant de cordées! Une chose est certaine: il faut à tout prix que le lendemain nous démarrons devant la cordée du pays du soleil levant, sinon nous risquons de terminer complètement dans le noir. Nous commençons à hauler notre sac… je remonte les 2 premières longueurs de cordes fixes en un rien de temps (oui notre technique de remontée sur corde ne souffre plus d’aucun problème maintenant) et j’attaque le haulage. Verdict: nous avons vraiment un sac lourd! Nous avons privilégié le confort certes mais j’estime que notre sac doit peser dans les environs des 50 kg. Autant dire qu’avec le frottement, mes 69 (si si) kg ne me suffisent pas pour faire remonter le sac et je dois déployer une énergie que je considère comme non négligeable pour faire bouger le sac. Au risque de faire geek… il n’y a pas de secret, l’énergie pour faire monter, c’est m g h (m étant la massse, g=9.81 m/s^2 et h la hauteur) ;-). Bref, ce sac monte lentement mais il monte! Suivi de près par Bernou! Les Japonais nous croisent en descendant (le croisement étant toujours un peu sportif). Ensuite, ce sera à Bernou de passer devant et de hauler le sac sur les 2 dernières longueurs. A ce moment là, nous croisons une cordée qui est fortement énervée d’avoir été bloquée derrière les japonais. Ils nous disent vouloir attaquer mardi matin, soit 2 jours plus tard, sans problème pour nous! Ensuite, c’est une cordée d’Américains qui suit et qui eux prévoient d’attaquer le lendemain matin très tôt pour être devant les japonais: nous allons être en compétition avec eux. Ensuite nous rejoignons Sickle Ledge où attendent encore pas moins de 3 cordées… La fameuse cordée Germano-Argentine croisée le matin, une cordée de Suisses Italiens complètement à la masse. Ils n’ont pas prévu suffisamment de corde pour redescendre jusqu’au sol… Nous leur laissons utiliser la nôtre. Nous laissons le sac sur Sickle Ledge et nous redescendons jusqu’au sol! Les japonais nous disent vouloir attaquer à 6h du mat’, les Américains pensent démarrer vers 5h et c’est tout naturellement que nous décidons alors une heure de départ vers 4h/4h30. On espère que nous serons les premiers car nous imaginons que les autres cordées ont le même objectif et donc que chacun sera sans doute là un peu plus tôt que ce qu’il ne veut bien l’avouer…
Tout en faisant le point du nombre de cordées qui vont attaquer en même temps que nous, nous ne pouvons nous empêcher de penser aux statistiques: pour le moment, 5 cordées sur 6 abandonnent en moyenne le premier jour. On ne peut s’empêcher de se dire et si… et si… et si… cela nous arrivait ? si nous faisons partie aussi des statistiques ? Cette idée nous est plus ou moins insupportable: nous sommes là pour enchainer et certainement pas pour abandonner (qui plus est le premier jour). Mais bon, peut-être qu’il faudra reconnaître nos limites et accepter que la nature soit plus forte que nous. Ce soir là, nous irons manger avec des amis de Bernou au camping du Camp 4. Ces amis nous parlent d’une cordée de japonais qui démarrent le lendemain dans The Nose et qui prévoit de se lever tellement tôt qu’ils seront les premiers sur le mur… Notre sang ne fait qu’un tour: ils nous semblent que ces japonais vont passer tout le monde et démarrer devant? Argh… pas bon ca! On rit jaune… (hum…).
En réfléchissant à avancer notre heure de départ, nous retournons à la base de El Cap’. Ce soir, pour cette très courte nuit, nous dormirons sauvagement pas loin du pied de la voie. Nous sortons les sacs de couchage de rechange (les autres étant dans notre sac 200 m plus haut… merci Willi pour le prêt du sac) et nous allons vite au dodo, le réveil étant fixé à 3h15 (un nouveau record). Personnellement, je suis super excité mais aussi un peu stressé: par le monde qu’il va y avoir et par les statistiques d’abandon: sommes-nous suffisamment prêts ? suffisamment forts ? avec une condition physique suffisante ? N’a-t-on rien oublié d’important ?