Quatre jours perdus dans la verticalité d’une face magique

Partie précédente du récit

Vers 2h45, mon sommeil très léger est interrompu par le bruit d’une cordée de 3 personnes qui passent pas loin de nous avec un haulbag… ils vont attaquer la voie. Ces trois personnes, nous ne les avons pas vues hier: une nouvelle cordée supplémentaire et pas prévue. Cependant, elle n’a pas fixé les 4 longueurs traditionnelles et elle devra démarrer du bas, ce qui nous laisse donc encore du temps et selon mes calculs, on devrait être devant eux quand-même! Vers 3h05, je ne tiens plus et je réveille Bernou qui ne dormait en fait pas vraiment non plus. On se lève, on ramène les sacs à la voiture… et on croise la cordée d’Américains qui sera donc devant nous. Nous prenons un bon ptit dej… et une autre cordée passe devant nous! L’angoisse nous prend et on espère que ce ne sont pas les japonais. Puis finalement, nous prenons le chemin de la base de El Cap’. Plusieurs frontales brillent déjà au milieu de la face! J’attaque les 150 mètres de remontée sur corde en premier! En pleine nuit… quelle ambiance encore une fois! Dans la remontée je dépasse la cordée d’américains qui n’avaient pas monté leur sac la veille comme nous l’avions fait et qui sont donc beaucoup plus lents. Arrivés à Sickle Ledge: surprise, bonne surprise, excellente surprise: nous sommes la seconde cordée juste derrière la cordée germano-argentine qui de toute façon devra être beaucoup plus rapide que nous tous! Il est 4h30 du matin, il fait noir! Tout va bien! Bernard me rejoint! On vient de quitter le sol et on sait qu’on ne le retrouvera normalement plus avant 3 longues journées!

En pleine confiance (mais c’est sa septième ascension du Nose), l’argentin attaque donc le premier! Nous patientons calmement en nous préparant! Les Américains nous rejoignent et nous discutons! Tout cela s’annonce bien! Ensuite, c’est à mon tour d’attaquer la grimpe. Il est environ 5h30, il fait encore nuit et j’attaque à la frontale… tout simplement génial! Pour ce début de journée, je grimpe 2 longueurs en une: une classe 4 très facile et une 5.9. Rien à signaler! Au relais suivant, je dois patienter que la cordée précédente avance avant de pouvoir m’y installer. Je me sens en forme! Mais…

El Cap 01

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Longueur dans les Stovelegs (Bernard en bleu et Aurélien en rouge)

Désillusion! La partie difficile arrive: le haulage du sac qui me prend sans doute plus d’énergie que la grimpe en elle-même! Bernard me rejoint et j’attaque la longueur suivante qui démarre par un pendule un peu plus conséquent: je fais un timide essai plein de retenue peureuse. Je suis loin du point que je dois atteindre. Il va falloir se sortir les doigts comme on dit dans le jargon! Bref, je prends mon élan de façon beaucoup plus décidée et j’atteins le point! Ensuite s’en suit une remontée en fissure délicate que je ne peux protéger. Puis, trois choix s’offrent à moi, trois variantes de la voie. Je décide de suivre la cordée précédente qui a pris le choix le plus rapide mais le plus difficile aussi et j’en avais discuté avec notre ami argentin, cette variante est considérée comme “runout” (engagée). De fait, j’avance et j’avance encore sans avoir mis une seule protection depuis le relais puis enfin à ma grande joie, un spit me permet de souffler. Ensuite arrive la partie “difficile”: il s’agit d’une dalle avec des ptits grattons… un style Freyrien que j’affectionne et que je maitrise parfaitement. C’est ainsi que je me place plutôt bien, que je sers les réglettes et que j’engage dans cette portion runout ! L’escalade est splendide. Je finis par rejoindre une fissure qui se grimpe en Dulfer… Ca passe sans soucis! Génial! La voie a traversé sur la droite, je suis maintenant au bas de Stoveleg crack, une fissure qui remonte sur plus de 160 mètres jusque Dolt Tower. Le gaz est maintenant maximal… en dessous de nous, c’est tout lisse jusqu’au sol créant une sensation de vide et d’ambiance génial! Les 2 longueurs suivantes sont pr Bernard: de la fissure pure et dure! Style que nous ne maitrisons encore pas du tout! Le soleil est maintenant bien levé et cela tape! On va avoir chaud aujourd’hui! Très chaud… Bernard attaque en mi-libre, mi French free! Cela avance … mais je sens qu’il met beaucoup d’énergie… dans le haulage également. Après ces 2 longues longueurs, il est complètement détruit et complètement desséché. C’est ensuite à mon tour de continuer sur les 2 longueurs suivantes! La première sera la plus longue de la voie… une longueur interminable dans laquelle je me sentirai minable! Un enchainement de coincements de poings que je ne maitrise pas… une fissure monoforme qui m’oblige à retirer mes protections au fur et à mesure… le mental travaille: si une protection saute, je me prends le vol de ma vie mais bon, ne pas réfléchir, juste avancer, avancer encore et toujours! Pour finir par l’atteindre ce relais! Le haulage finit de m’achever: je suis à bout de force, desséché… satané soleil qui tape maintenant beaucoup trop! Je repars pour la longueur suivante, très courte par contre et qui me mènera à Dolt Tower! Le haulage est atroce, beaucoup de tirage, une plateforme pas du tout adaptée. Mais on finit par se retrouver sur cette plateforme! Premier objectif atteint!

Arrivée sur Dolt Tower

Arrivée sur Dolt Tower

Exténués! Nous sommes exténués! Nous nous allongerons tous les 2 sur cette vire, essayant de nous protéger tant bien que mal du soleil! Il est maintenant environ midi! Nous sommes à la longueur 11, nous prenons environ une heure par longueur. Je crois qu’à ce moment-là, tous deux à bout d’énergie nous comprenons pourquoi le taux d’abandon est si élevé. Je pense que l’idée de battre en retraite nous effleure l’esprit à tous les 2 (même si nous ne nous le sommes jamais avoués). Mais rapidement, le moral reprend le dessus: tout va bien, on est largement dans les temps! On peut prendre le temps de récupérer! Nous attaquerons un copieux repas qui nous remet déjà bien d’aplomb (de fait, le ptit déj de 4h du mat est très loin), nous buvons de tout notre saoûl et… nous faisons même une petite sieste sur cette vire (les quelques heures de sommeil de la nuit précédente n’ayant vraiment pas été suffisantes). C’est la cordée d’Américains qui nous réveillera plus d’une heure plus tard! Le temps de se réveiller, de discuter avec eux et nous repartons pour les 100 derniers mètres qui nous séparent de El Cap Tower, notre hôtel pour la nuit. C’est Bernard qui attaque et qui liera 2 longueurs dans un style très rapide! On sent que l’arrêt a fait du bien! Un petit pendule, puis une remontée de fissure… ca passe bien! Puis arrive le premier “incident”: lorsque je le suis en nettoyant la longueur, je me retrouve face à un “friends” qui a été poussé par la corde et qui s’est enfoncé d’un bon mètre dans la fissure, la corde passant derrière lui!

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Misère, je ne peux aller le chercher, le friends s’est retourné! Cela s’annonce mal! Il s’agit d’un coinceur de taille 3… la taille la plus utilisée jusqu’ici! Hum… Bernard m’enverra la corde de haul sur laquelle je m’assure et je commence à essayer de retirer ce friends. Mon bras entre légèrement dans la fissure mais je ne parviens pas à toucher la pièce! Je la touche du bout de mon nutcracker. La situation semble mal embarquée. On va peut-être perdre une pièce! Ca fait chier… un peu pour le prix que cela représente mais surtout car nous perdons une protection que je sais sera encore très très précieuse! La cordée d’Américains faisant à leur tour une “longue” pause sur Dolt Tower, j’ai tout le temps pour essayer de trouver une solution. J’essaie d’enfoncer mon bras le plus possible dans cette fissure, mon bras est presque coincé, c’est douloureux! J’essaie de jouer pour faire bouger ce friends. J’essaie encore, ca ne vient pas! Bernard me dit d’abandonner… je fais encore un essai… puis un dernier essai puis un tout dernier essai… puis encore un pour la route… puis je me dis que je vais abandonner et là, le miracle se produit: il bouge ! et se rapproche de 20 cm… suffisamment pour que je puisse l’atteindre et le faire sortir de là! Oh yeah :-)! Ca fait plaisir! C’est bon signe! Le moral est remonté en flèche! Tout va bien!

Content de la tournure des événements, Bernard attaque la dernière longueur qui nous mènera à El Cap Tower… une longueur de 5.7 assez facile! Nous nous retrouvons alors sur cette vire confortable! Nous installons le haulbag de manière à faire de la place pour la cordée qui nous suit. Puis nous faisons un rapide topo, les américains sont environ une heure derrière nous, la cordée argentino-germanique a continué et a avancé de façon très impressionnante, ils sont loin devant conformément à leurs plans! Derrière les américains, on peut voir les japonais… qui sont loin, très loin! Personnellement, je ne pense pas qu’ils arriveront ici avant la tombée de la nuit! Derrière les japonais, on aperçoit les suisses italiens puis encore d’autres cordées plus bas… On est dans le bon wagon! Il est 16h, on est largement dans les temps!

Ensuite, je propose à Bernard de fixer la longueur suivante. Pour une raison simple: la longueur suivante est pour nous le crux de la voie, la longueur clef! Il s’agit d’une cheminée d’une quinzaine de mètres complètement lisse… Texas Flake ! Notre terreur à tous les 2! C’est pourquoi je préfère affronter cette difficulté ce soir et démarrer la journée du lendemain sur du positif. C’est à mon tour de prendre le lead, à mon grand malheur! Je m’équipe… du strict minimum: une dégaine, c’est tout ce qu’il est possible de mettre sur cette longueur. Un point au milieu de la cheminée! Et ensuite, j’attaque : un ptit mouvement en 5.9 pour entrer dans la cheminée. J’observe le tout! C’est vraiment étroit! C’est vraiment impressionnant! L’argentin nous avait conseillé de ne pas grimper dans la cheminée mais de sortir de celle-ci et de grimper à califourchon sur l’arrête de Texas Flake… comme si on faisait du cheval! Je vais explorer cette option, je me mets sur cette fameuse arrête… ambiance maximale, je monte, je monte encore! Cela fait vraiment peur! Pas de protection possible! Puis finalement, je décide d’être raisonnable! Peu de gens je pense passent par ici, le rocher est un peu friable sous mes pieds, je redescends tant bien que mal pour retourner dans la cheminée. Je fais un essai en cheminée, puis un second… je ne décolle pas! encore un… un peu plus à gauche, un peu plus à droite! Je suis nerveux comme jamais! Je hais les cheminées! Et ce point de protection à 7 mètres au-dessus du sol me fait peur… si je me rate d’ici là, je me pète au moins une cheville, c’est certain! Après de nombreux essais aussi ridicules qu’infructueux, je retourne voir l’arrête aérienne et je me remets à cheval mais… cela ne changera pas par rapport à mon premier essai… je redescends dans la cheminée! Je refais des essais! Je me sens trop grand je dois essayer de me coincer entre mes genoux et mon dos/cul. Bernard me dit que si ca ne va pas du tout, il peut faire un essai… il est de fait plus dégourdi que moi dans ce genre d’exercices! Au moment où je pense à abandonner, je fais un dernier essai, le tout dernier essai où je finis par décoller… un mètre, puis un second… je suis coincé entre les deux parois! Je ne peux plus faire demi-tour maintenant! J’avance centimètre par centimètre montant mes genoux puis essayant tant bien que mal de remonter mon dos! Je prends une pause dans cet exercice aussi éprouvant physiquement que mentalement! J’essaie de détendre l’atmosphère en faisant une blague sur Saint Nicolas qui doit se farcir un nombre considérable de cheminées lui dans la nuit du 6 décembre… J’essaie surtout de me détendre moi-même! Je continue mon travail et j’avance petit à petit sous les encouragements de Bernard ! Puis ma main droite trouve une prise assez haut! Une prise convenable mais malheureusement sur la paroi derrière moi! Qu’à cela ne tienne, je la prends à deux mains, je me décoince, mes pieds partent dans le vide, je fais un demi tour digne d’un gymnaste russe et hop, je me recoince dans l’autre sens! Mon assureur (qui n’a d’ailleurs rien à assurer jusqu’ici) est complètement surpris par ce mouvement complètement improbable et me donnera une note artistique assez élevée! Le point n’est “plus qu’à 1m50”. La cheminée s’est un peu élargie, je me sens un peu mieux! Mentalement, je prends cher par contre!
El Cap 18Inutile de préciser que la chute est interdite à ce moment-là! Je reprends mon souffle! Et c’est reparti pour ce dernier mètre et finalement, ca y est, je sors ma dégaine et je peux enfin m’assurer! Je me pends à ce point et je relache la pression… moment assez intense… je souffle comme un boeuf! Mais au moins maintenant si je tombe, je suis retenu par quelque chose (ce qui ne veut pas dire pour autant que la chute serait agréable). Après un bon repos… je réattaque… mais ca ne va pas, je tremble trop et j’ai donné mentalement. Bernard me propose de faire la seconde partie de la cheminée histoire de partager cette difficulté en 2. Je refais un essai, je me sens vraiment faible et je succombe à la sirène… (c’est bien la proposition de redescendre que je compare à une sirène… pas Bernard… juste pour être clair). Je redescends donc au relais et laisse la place à Bernard! Celui-ci remonte jusqu’à ma dégaine! Puis fait un timide essai… puis redescend sur la dégaine. Ensuite, il prendra sa respiration et me dira: “j’y vais maintenant ou jamais” et c’est plus décidé que jamais qu’il décolle de la dégaine! La cheminée s’élargit encore, il parvient à se coincer avec ses pieds d’un coté et le dos de l’autre! Il commence à grimper au-dessus de ce fameux point de façon nettement plus esthétique, efficace et conventionnelle que ce que j’ai fait dans la première moitié! Puis soudainement, son pied droit zippe, je vois déjà le drame arriver et suis prêt à enrayer la chute mais… rien, il reste coincé avec son pied gauche! Ouf! Mais cet événement légèrement contrariant va stresser Bernard qui subitement va accélérer le rythme… ce qui provoquera une seconde zipette elle aussi sans conséquence fâcheuse! C’est un peu le sauve qui peut mais Bernard finit par s’emparer du haut de l’écaille de Texas Flake! Ouf! Il y est! Comme moi une quinzaine de minutes plus tôt, il lui faudra plusieurs minutes pour récupérer mentalement! Mais ca y est, notre longueur “crux” est passée! A ce moment-là, je ne vois plus ce qui va nous empêcher d’aller jusqu’au sommet! Evidemment la suite est sur papier plus difficile mais nous convenant mieux avec toujours cette possibilité de passer en french free/artif au cas où!

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IMGP2636Finalement, cette première journée se termine extrêmement bien! Nous sommes plus que dans les temps: nous avons déjà fixé une longueur prévue pour le lendemain et qui plus est, notre longueur “cauchemard” ! En redescendant de Texas Flake, Bernard me dira “c’est mignon ce qu’on vient de faire là et d’avoir partager la longueur “dure” en 2″. Oui, de fait, la notion de cordée a pris là un sens encore plus important que usuellement. Avant notre départ pour le Yosémite, un “vieux sage” nous a envoyé comme conseil d'”oser la cordée”. Cette phrase prend là un sens tout particulier. Nous redescendons sur la vire de El Cap Tower. La cordée américaine vient d’arriver. Ils feront comme nous et fixerons aussi Texas Flake ce soir. Les Japonais sont encore loin par contre. Nous attaquons l’apéritif: boisson sucrée, 1kg de cacaouètes, whisky… et on profite de la vue et du soleil qui commence à se coucher depuis cette vire “relativement confortable”. Si pendant la journée, nous avons maudit le poids de notre sac, ce soir, nous sommes ravis du “luxe” auquel nous avons droit… des raviolis chauds (comparés aux Américains qui n’ont pas pris de réchaud), un thé, etc, etc… Ensuite, nous profitons d’une vire relativement confortable et discrète 10 mètres plus haut pour aller « aux toilettes » l’un après l’autre, ce moment intime toujours aussi délicat que spectaculaire. Ensuite, il a fallu s’installer pour la nuit. La vire est relativement confortable mais il faudra tout de même faire pendre le sac pour avoir suffisamment de place. Bernard dormira donc sous le sac tandis que je prendrai la place “proche du vide” et nous nous endormirons assez rapidement… au moment où les Japonais firent irruption sur la vire, vers 22h!

Suite du récit