Quatre jours perdus dans la verticalité d’une face magique
Après une bonne nuit de sommeil, nous nous réveillons relativement tôt (vers 6h) car il fut décidé la veille au soir que ce serait encore nous qui allions être la première cordée à grimper. Le ptit déj est rapidement englouti, le sac est (moins) rapidement packé et puis c’est reparti. J’attaque la remontée sur corde de Texas Flake et commence à hauler le sac… C’est à ce moment qu’une cordée “Nose In A Day” (NIAD) nous rejoint et nous demande gentiment de nous dépasser. Les NIAD sont des cordées qui partent en mode très léger et essaie de boucler l’ascension sous les 24h. Ils sont donc très logiquement beaucoup plus rapides que nous et c’est plein de gentillesse que nous les laisserons passer et perdrons quasiment une heure de notre temps! C’est aussi à ce moment qu’on entend un grimpeur plus loin dans la face d’El Cap crier: “Good morning El Cap’, let’s have some rock climbing !!” et tous les grimpeurs dans les différentes voies de la face de répondre par des cris plus ou moins compréhensibles! Ca a duré un bon 5 minutes, un moment simplement magique ! Toutes les petites fourmis réparties sur cette face immense se sont exprimées en même temps :-)!
Ensuite j’attaque la très longue longueur de Boot Flake. Une traversée sur spits pour commencer, un pas “délicat” d’artif qui me fera voler (le seul vol de l’ascension): un micro nuts sur lequel j’étais monté a lâché. Puis une longue remontée en fissure. Au milieu de celle-ci, Bernard me crie: “Aurel, grouille-toi ya un grimpeur qui va te rejoindre”, et moi de répondre: “il ne peut pas attendre 5 minutes que je sois au relais ? Il est si pressé que ca ?” Et bien oui, la cordée était pressée… Au moment où j’atteins le relais, le grimpeur m’a rejoint 2 minutes plus tard. Je discute avec lui: “Vous avez démarré vers quelle heure “, “oh, vers 7h30″… et je faillis faire une crise cardiaque quand j’ai réalisé qu’il était à peine 8h30… il leur a fallu 1h pour grimper 15 longueurs! De fait, le grimpeur a été très rapide dans Boot Flake en solo quasi intégral… Nous apprendrons le soir même que cette cordée a battu le record de vitesse Mixte (un homme et une femme) du Nose en 3h30… Très impressionnant! Et de fait, il ne restera pas plus de 5 minutes au relais! Respect!
Ensuite, Bernard aura la chance d’attaquer le célébrissime “King Swing”, ce pendule célèbre qui se trouve à peu près au milieu de la face, soit à 500m au-dessus du sol! Bernard se fait donc descendre d’une vingtaine de mètres dans Boot Flake et puis commence à courir de droite à gauche! Après quelques essais infructueux, il me demande de le descendre un peu plus et reprend son ballet vertical. Cette fois il y est presque, il touche la fissure de réception et puis… non… il repart dans l’autre sens, trébuche, fait un 360 degré et se retrouve à l’arrêt au bout de sa corde. Je le descends encore un peu et c’est reparti pour le même jeu! Une course vers la droite, quelques bonds vers la gauche, ca va, ca vient… et finalement, ca y est dans une explosion de joie, il atteint les fameuses prises de réception! Nickel! Un petit pas délicat en traversée vers la gauche vient clôturer cet exercice périlleux. Ensuite, une vingtaine de mètres en fissure l’attende sans pouvoir réellement placer une protection pour s’assurer vu qu’il est assuré depuis le haut du pendule! Et finalement, il atteint le relais, exactement à la même hauteur que celui à partir duquel je l’assure mais une quinzaine de mètres sur la gauche. On fait passer le haulbag en l’assurant chacun de notre côté, puis c’est à mon tour de le rejoindre!
Au relais suivant, une nouvelle cordée NIAD nous rejoint… Bernard a déjà démarré la longueur suivante et décide de prendre “une variation longue” pour les laisser passer. Malheureusement, cette cordée-ci était un petit peu juste dans le niveau, mettra un temps dingue à nous dépasser, s’emmêlera les pinceaux dans notre corde… Bref, nous perdrons près de 2 heures avec cette cordée-ci qui, de surcroit n’aura pas gagné la palme de la sympathie. La longueur suivante sera pour moi, quelques mètres de traversée puis je me retrouverai bloqué derrière la cordée qui vient de nous dépasser… un comble! Je fais donc venir le sac, qui se coince comme jamais, je dois descendre le décoincer… il se recoince à nouveau, c’est à Bernard d’aller le décoincer! Bref, il fallait bien que cela nous arrive: un peu de bordel avec le sac! A ce relais, une quatrième cordée NIAD nous rejoint (sic…). Deux jeunes super sympas que nous laisserons passer en prenant une pause et en profitant du soleil et surtout en prenant notre repas de midi! Les américains sont relativement loin derrière… on perd énormément de temps en se faisant dépasser mais c’est la vie!
Je démarre au moment où la cordée d’Américains nous rejoint en même temps qu’une cinquième cordée NIAD. Les Japonais, quant à eux n’avancent pas du tout et sont toujours dans le King Swing… Je décide d’enchainer 2 longueurs en 1… un joli 60 mètres de grimpe qui est bien passé et qui me permet de recoller à la cordée de devant juste sous le “Big Roof”. Bernard me rejoint et attaquera la longueur du Big Roof en artif complet. Une vingtaine de mètres de dièdre fissuré amène à une traversée d’environ 10 mètres sur la droite juste sous un énorme toit. Le tout est légèrement déversant et on commence à sentir le gaz à près de 700 mètres au-dessus du sol. Etant donné notre entrainement en artif (cfr la semaine en mai), cette longueur se passe très bien et on colle sans soucis à la cordée NIAD devant nous. La cinquième cordée NIAD restera derrière nous et ne nous dépassera pas. Il s’agit d’une cordée mythique composée de Peter Mayfield, responsable des guides du Yosémite et grimpeur mythique qui a notamment été l’auteur de plusieurs premières ascensions dans El Cap de voies extrêmement difficiles en artif (pour les connaisseurs, on parle d’A5). Qui l’accompagne ? Un sexagénaire de 65 ans… (si si). Cette cordée a pour ambition d’établir également un record: la plus vieille personne à gravir le Nose dans la journée! Et pari tenu! Impressionnant le papy! En assurant Bernard, j’ai l’occasion de discuter avec cette légende de l’escalade en toute simplicité (et pour être honnête, j’ignorais qui il était, sinon j’aurais demandé un autographe). Il nous félicitera pour la vitesse avec laquelle on avance pour une première sur El Cap, ce n’est pas mauvais (petit moment de fierté). Je lui raconte un peu notre évolution depuis Washington Column… et il ne peut s’empêcher de me demander “What’s next after The Nose ?” Et là, je botterai en touche en disant qu’on verra, qu’on va déjà finir The Nose… mais en fait, cette question je n’avais pas envie de l’entendre et encore moins envie d’y répondre! Ensuite, ce sera à moi d’aller nettoyer la longueur du “Big Roof” et de me prendre 2 gros pendules dans le toit! La longueur suivante est pour Bernard: Pancake Flake, une écaille très légère (et qui a l’air fort fragile) à remonter en Dülfer… voilà un style Européen, bourrin comme il le faut et cela passera rapidement en libre!
La dernière longueur de la journée sera pour moi: une longueur vraiment bizarre où je me retrouve coincé dans le fond d’une fissure, en mode semi-cheminé. Je passerai en artif mais ce fut un beau combat… dans le noir qui venait de tomber! La fin de la longueur passera en libre et c’est ainsi qu’on se retrouve au bivouac de Camp V, le bivouac le plus étroit et le plus petit qu’on n’ait jamais eu. On fait pendre le sac en dehors de la vire, pas suffisamment de place pour le laisser dessus et on sort les affaires pour s’installer. Le bilan de la journée est positif: malgré les nombreux dépassements, nous sommes parvenus là où nous voulions, nous avons bien grimpé et il ne fait aucun doute que le lendemain nous allons atteindre le sommet! Bref, tout nous pousse à sortir les cacahouètes et la bouteille de whisky! La cordée “du troisième âge” nous dépassera à ce moment… et vraiment, quand on sait qu’il leur reste les 7 longueurs les plus difficiles pour sortir, on est impressionnés par cette cordée hors du commun. Si le guide paraissait un peu au bout de sa vie (normal, il a tout leadé depuis le bas), le sexagénaire était en forme, plein d’humour! Si à son âge je suis encore capable de faire ca, …
On commencera à cuisiner sur notre mètre carré d’espace en prenant soin de ne pas foutre le feu à tout le matos ! La chose la plus difficile je trouve dans un Big Wall est de rester concentré 24h/24 pour ne pas perdre un objet quelconque, surtout sur El Cap’ compte tenu du monde qui se trouve en dessous (et puis, c’est toujours dommage de voir un matelas ou sac de couchage partir dans le vide au moment d’aller dormir…). Le repas de ce soir: “Poulet à la king” en conserve! Dégueulasse mais complètement parfait là où nous sommes! C’est à la fin de notre repas que la cordée d’Américains nous rejoint, nous les ravitaillerons en whisky et ils s’installeront sur une autre vire encore plus petite que la nôtre quelques mètres plus haut! La nuit fut… conforme à ce que nous attendions étant donné le bivouac! Personnellement, cette fois je dors du côté du mur mais la vire étant penchée je me réveille environ toutes les heures pour me remonter car je sens que je glisse inexorablement vers le vide! Pour Bernard la situation n’est pas mieux: il est du côté du vide et lui se réveillera pour se resserrer plus contre moi (comme c’est mignoooon) et essayer de ne pas basculer.