Packrafting-Trekking in the Gates of the Arctic National Park, Alaska, US

(Extrait de « Variation sur le corps » de Michel Serres, Philosophe, Académicien)

Avant l’aube, la course commence, l’escalade découvre l’espace. En avion, le voyageur, parfois écarquille les yeux à la dimension des hublots, pendant que, tassé sur le son fauteuil étroit, dans l’habitacle rapide, son corps dort. Voilà bien une vue de survol : aussi grand que se présente le paysage, dessous, il fait spectacle, comme au cinéma où les voyeurs restent assis et passifs dans une chambre noire, réduits au regard, seul actif dans une chair aussi absente qu’une boîte noire. L’œil vif au surplomb d’un organisme quasi mort donne des sensations presque incorporelles, abstraites déjà. Quand les mains, au contraire, serrent la roche jusqu’au sang, que la poitrine et le ventre, les jambes et le sexe restent parallèles à la paroi, que le dos, les muscles, les systèmes nerveux, digestif et sympathique s’engagent, ensemble et sans réserve, dans l’approche matérielle du relief en rapport de lutte apparente et de séduction réelle, de sorte que la pierre perd, au toucher, sa dureté pour gagner, aimée, une étonnante douceur, la vue, même large, perd la distance du survol et concerne tout le corps, comme si la totalité de l’organisme, devenu lucide, concourait au regard, pendant que les yeux noircissent un peu : ce qui, de haut, reste spectacle s’intègre alors au corps dont, en retour, la taille croit aux dimensions géantes du monde. L’ensemble des prises concourt à l’appréhension : saisie globale et crainte vague. Le voir se couche sur le tact. Si élastiques deviennent les tissus et les os que je crois toucher la vallée de mes doigts, à trois mille mètres au dessous de moi et, déjà,  le pic, avant d’y parvenir. Pendant que ma peau, extensible, s’applique sur le pays jusqu’à le recouvrir, l’âme contemplative ou théorique rapetisse et se réfugie, dormante, dans l’oubli de l’abstraction. Cette deuxième vue inverse bien celle du survol : l’œil vivant dans le corps mort produit la théorie, dans une sorte d’évidence ; la voit-il à l’envers, le montagnard dont le regard noircit dans un corps blanc qui, vivant, contemple, par serres et caresses, tout l’univers qu’il couvre à l’endroit ?

Le corps en mouvement fédère les sens et les unifie en lui. Car cette vision corporelle globale, ce toucher qui change la paroi de roc en chair, par une merveilleuse transsubstantiation, s’enchantent sans trêve, en l’absence de langage, de musique tacite. Pour réussir sans fatigue une course en montagne, même exigeante, il suffit, dans le silence, de ne jamais perdre quelque thème et variations : de l’oreille externe, ils envoient à sa voisine interne de précieuses assurances d’équilibre. Soutenu, ce chant inouï s’élève du corps, en proie au mouvement rythmé, cœur, souffle et régularité, semble sortir des récepteurs des muscles et des articulations, en somme du sens des gestes et du mouvement, pour envahir le corps, d’abord, puis l’environnement, d’une harmonie qui célèbre sa grandeur et y adapte le corps même qui l’émet, puis en regorge, comblé. Taciturnes depuis le commencement du monde, le ciel et la terre, l’ombre froide et la lumière mauve de l’aurore ensemençant de rose les aiguilles de roche et les couloirs de glace, chantent ensemble la gloire. Par le volume énorme se propage le jour. J’entends le divin envahir l’Univers.

 

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https://vimeo.com/85204620