Randonnée arctique ouverte à tous (ou presque)

Une série de textes ont été faits, par les uns ou les autres, suite à cette traversée.
Celui-ci combine plusieurs bouts des uns et des autres. Les textes des uns et des autres s’y rencontrent et se complètent, le  « je » change de genre sans prévenir, le point de vue tourne, comme la neige dans le vent. L’envie est de conserver, dans le texte aussi, ce qui fit la magie de cette traversée, une alchimie entre des personnes différentes et proches, portées ensemble dans un même mouvement de découverte.Il paraîtra dans l’A&A de Février.

 

Sarek, initiation arctique

Le récit qui suit vous transporte dans le froid arctique de la toundra suédoise, en laponie. Geoffroy, dans le cadre de son stage de fin de formation en Randonnée niveau 3, nous emmenait, il y a un an, à travers le territoire du peuple Sami. 

Suite à cette expérience, Geoffroy décide de créer Oukiok.org, une asbl dont l’objectif demeure : ouvrir la porte de la «  wilderness » à des personnes qui n’ont pas ou peu d’expérience de la montagne hivernale en autonomie pour une initiation à l’arctique.

Nous étions douze partants : Delphine, Marie, moi, Christian, Julien, Marc, Michel, Philippe, Sam, Vincent, Pol et Geoffroy. Pour la plupart d’entre nous, le voyage s’est fait en train en 48h. C’était un choix,  en accord avec notre état d’esprit et nos valeurs, de prendre le temps, de limiter les émotions de co2 et surtout revivre le doux souvenir des trains couchette… Cela nous a permis de conserver l’authenticité du voyage et le mystère lié à la destination.

Vincent se blesse un genou peu de temps avant et se retrouve au départ en béquilles, par solidarité (et par amour J) je reste avec lui et nous décidons, avec Marc qui  ne peut skier à cause d’une hernie intestinale qui le fait souffrir à chaque pas, de former l’équipe « Handi Trek ».  A trois, nous formerons l’équipe du « Pitisarek ». Du même point de départ, nous rejoindrons le même point d’arrivée en suivant la Kungsleden. A pied et à béquille dans la neige, nos deux blessés forceront l’admiration de tous les Suédois de la Région.

Finalement, je vous laisse avec les 9 compagnons dans cette belle aventure qu’est : la traversée du Sarek.Ce texte est écrit à plusieurs voix, volontairement mélangées. Les textes des uns et des autres s’y rencontrent et se complètent, le  « je » change de genre sans prévenir, le point de vue tourne, comme la neige dans le vent. L’envie est de conserver, dans le texte aussi, ce qui fit la magie de cette traversée, une alchimie entre des personnes différentes et proches, portées ensemble dans un même mouvement de découverte.

 Marie 

Tout d’un coup le blanc. Complet. Que l’on regarde au-dessus ou en-dessous, la tête à gauche ou à droite. Sol et ciel ont subitement disparu, il n’y a plus de relief, mais il n’y a pas de brouillard. Le vent du nord-ouest nous frappe de côté, ou de face. Rien ne présageait cela quelques instants auparavant, et maintenant nous nous raccrochons chacun aux traces de celui ou celle qui nous précède.

De temps à autre, un coup d’œil vers l’arrière pour s’assurer que l’autre suit toujours. L’orientation se fait au compas. Même les traces de skis ont tendance à s’effacer, les bourrasques éliminent rapidement les deux sillons parallèles.  L’image de l’autre est là, pourtant, suspendue dans le vide blanc à une distance improbable. Isolé chacun dans sa bulle au milieu du vide, la notion de temps, aussi, disparaît. Avons-nous skié 10 minutes ou 1 heure pour traverser ce lac ?

Subitement, à l’instant où je pose le pied sur la rive, le ciel s’est ouvert. En quelques secondes, les rayons de soleils transpercent les nuages. Plusieurs vallées et montagnes se sont étalées devant nous. L’immensité blanche du lac s’étend à nos pieds et les montagnes au fond du décor, tracent des chemins de glace vers l’infini.

Cela fait deux jours que le temps est bouché. Découvrir soudain que l’espace dans lequel on avait avancé les dernières heures était si vaste, que ce paysage qu’on ne voyait pas cachait quelque chose de merveilleux… c’était grandiose. Et, oui, cela avait quelque chose d’un rite initiatique.

Curieusement, j’ai adoré l’expérience, faisant confiance aux connaissances du guide. C’est un des rares moments où le novice que je suis a été directement confronté à la nature et aux dangers inattendus de la montagne.

 

Les traineaux du soir

Au loin, 3 traineaux tirés par des chiens se faufilent entre des bouleaux nains, et disparaissent dans le brouillard. Leur apparition est fugace, silencieuse, et nous restons isolés, comme les autres soirs, dans ce décor blanc.

Les trois tentes ancrées dans la neige tassée sont nos abris pour la nuit.  Deux réchauds à essence ronronnent et vont nous permettre de faire fondre de la neige pour réhydrater la nourriture, et faire les boissons chaudes du soir.  Cette intrusion de la technologie a quelque chose d’incongru.

Bien enfoncé dans le trou de la « cuisine », creusé à côté des tentes, et plus ou moins à l’abri du vent, mon seul geste est de puiser de la neige et la faire fondre dans la casserole.  De tous les côtés : des parois rocheuses ou des pentes de neige. Le soleil troue à l’occasion les nuages, et illumine un pan ou l’autre du décor. Il neige faiblement.

Des lagopèdes, dérangés par notre campement, piaillent et semblent ricaner. Puis c’est la nuit. Enfoncés au plus profond des sacs de couchage, les cordons bien serrés ne laissent dépasser qu’une narine. Par habitude, le vent souffle et secoue la toile et les tendeurs des tentes.  A l’intérieur, la vapeur d’eau produite par notre respiration se condense en fines particules de glace sur toute la surface intérieure de la toile, et forme comme une voûte, histoire de nous rappeler que même à l’intérieur, nous somme encore dans le froid.

Le matin, il faut s’extraire de la chaleur du sac, et sortir de l’abri précaire de la nuit. Au bout de quelques jours, les gestes sont routiniers : allumer les réchauds, faire fondre de la neige, dégeler les chaussures, manger sur le pouce, refaire les sacs, démonter les tentes, au besoin en s’entraidant s’il y a trop de vent, et reprendre la route.

Nous sommes à nouveau des migrants pour un jour. Les rivières, les marécages et les lacs sont gelés, mais sous cette couche plus ou moins épaisse, l’eau vive coule. Il faut savoir éviter ses pièges, étirer la file indienne en laissant quelques mètres entre chacun de nous, par sécurité.

Nous restons des intrus dans cette nature extraordinaire. Comment imaginer que cette terre gelée est habitée depuis 10.000 ans par les peuples premiers chasseurs-collecteurs, ancêtres du peuple Sami. Il y a à la fois une fascination et un malaise à troubler un des derniers mondes sauvages d’Europe. Respecter cette terre, minimiser notre impact provoqué par notre passage.  Terminer ce voyage avec un brin de conscience amplifiée ?

Tout à l’heure, ou était-ce hier, un aigle a survolé la file indienne de notre groupe.  Les chamans du « peuple du soleil et du vent », peuvent habiter les esprits des êtres vivants sur leur territoire. Nous sommes seulement spectateurs de cette nature hostile, et des conditions difficiles qu’il faut oser endurer pour traverser le Sarek.

 

L’aigle

L’aigle est là, devant nous, à cent mètres peut-être. Après la longue boucle dans les bouleaux nains, nous revenons sur la Rapa.  Ici la rivière est immense et se fait lac tant elle est large.  L’aigle est posé au sommet du dernier arbre avant la glace, il nous regarde.

D’un geste souple il déplie ses ailes démesurées. Déjà, je regrette que nous l’ayons dérangé. Il va partir, j’aimerais que les autres le voient. Mais, au lieu de fuir,  il vient vers nous. Lentement, glissant quelques mètres au-dessus des arbres, en quelques coups d’ailes amples, il nous a rejoint.

Arrivé à ma hauteur il est proche, vingt mètres peut-être ? Son envergure est plus grande que moi.  Lentement, il remonte le groupe. L’un après l’autre, il nous scrute, nous traverse. Comme s’il passait ses troupes en revue. En quelques battements d’ailes, avec ampleur, force et bienveillance, il nous a toisé, chacun. Impossible de penser qu’il est indifférent. Il est, d’évidence, venu nous voir.

Ce survol a quelque chose d’Alice traversant le miroir. Un rapace en vol, même de loin, matérialise l’air, le densifie et, d’une manière ou d’une autre, il relie le ciel à la terre.  S’il vous prend dans ce lien, il vous amène à l’intérieur du paysage. Depuis que je viens  ici, il y a plus de 10 ans déjà, je sais que je suis animiste. Simplement parce qu’ici c’est une évidence, il n’y a juste pas moyen, pour moi, de penser autrement.  A voir ses ailes et sa queue, l’oiseau a trois ans. Un de plus qu’il y a un an quand, ici même, l’aigle nous ouvrait les nuages. C’est sa vallée, il en est le gardien bienveillant. Et je ne peux m’empêcher de croire qu’à cet instant, il nous a ouvert notre Sarek.

Nous arrivons sur la Rapa, je voudrais échanger.  Je me souviens avoir glissé à Julien : “l’aigle, c’est un présage”.  J’aurai voulu dire plus, mais c’était déjà dire trop. Pour décrire en évitant les mots, les Sami ont inventé les Joiks, leurs chants qui racontent sans dire. Et pour mieux comprendre ce que je veux en dire, allez écouter “Eagle Brother” de Mari Boine  (cherchez la version « Oslo opéra House » sur Youtube[1]).

 

La cabane Sami

En fin de journée, nous débouchons sur le plateau de Parte entouré de son cirque de montagnes. Un vent d’ouest souffle de face en rafales violentes. La neige court au sol. Le spectacle est magique, les montagnes alentours magnifiques. Pour la première fois, les participants sont confrontés à un contexte et un environnement typiquement arctiques : plus d’arbres, lumière éblouissante, vent violent.

Mais c’est fatiguant, très déstabilisant et stressant en fin de journée. Quelques reliefs de moraines nous compliquent le trajet et fatiguent les troupes. Les chutes arrivent, cassantes. Ils sont fascinés mais aussi inquiets. Je sais pour ma part que la capacité au montage convenable des tentes dans un tel vent sera limitée. En outre, il n’y a guère de place bien abritée, juste des reliefs légers. Le risque principal est de perdre une toile, envolée ou déchirée, de casser un arceau ou de mal monter. J’anticipe que pour limiter les risques, je gérerai moi-même le montage des trois tentes, une tente à la fois, avec les trois plus expérimentés (et moins fatigués). J’identifie a priori ceux qui pourraient le faire. Mais il faudra aussi veiller à ce que les autres ne se refroidissent pas dans le vent. L’arrêt de fin de journée est le moment le plus délicat : la transpiration gèle vite et on est chaud, on ne sent pas le refroidissement soudain. J’anticipe donc une installation compliquée.

Une semaine plus tôt j’avais repéré le coin seul, et fait le constat que la porte de la petite cabane que les Samis utilisent l’été avait été forcée. Je n’ai aucune garantie qu’elle soit encore ouverte ni, le cas échéant, qu’elle soit inoccupée. Si elle est ouverte et libre d’occupants, c’est un abri exceptionnel.  Mais la rejoindre imposerait sans doute une heure de ski face au vent, c’est limite au niveau fatigue pour certains et elle n’est pas forcément aisée à trouver.

Au vu de la météo et du vent qui ne semble pas prêt de se réduire pour la nuit, je décide de tenter le coup et de pousser l’équipe presque une heure plus loin. Je partage l’information avec les autres pour qu’ils comprennent la situation et, surtout, pour juger de l’acceptabilité d’une heure de ski supplémentaire dans ce contexte. Certains marquent une préférence pour s’arrêter sur place, mais cela me paraît faisable pour eux et je décide donc de maintenir ma décision d’y aller.

Le pari sera réussi, on trouvera la cabane ; elle est ouverte et vide. C’est un endroit magique. Le vent va souffler violement toute la nuit. Et nous passerons une des plus belles soirées à neuf dans une cabane pour 4, entourée d’un vent et d’un paysage spectaculaire. Certains me partageront le sentiment d’avoir été des intrus.  Et c’est vrai, la réglementation du parc interdit tout abri, celui-ci avait été forcé par deux autrichiens en détresse dont la tente avait été déchirée par une tempête quelques semaines plus tôt.  Nous ne laisserons pas de traces, mais le sentiment d’intrusion reste.

 

Le dernier vent

Au matin du dernier jour, le vent qui a crié toute la nuit souffle encore violement. Quand nous partons, il vient nous claquer dans le dos, et nous propulse à toute allure sur la surface du lac. Nous écartons les bras pour accélérer ou les refermons pour ralentir. Les jambes, elles, tentent juste d’amortir les crêtes de neige pour éviter la chute. Les sastrugis défilent sous nos pieds. Le GPS de Pol indiquera, une moyenne de 10km avec des pointes à … 21,3 km/h (et Pol ne fut certainement pas le plus rapide, sa portance n’étant pas la plus grande ;-).

Au moment où le dernier arrive, le vent, déchaîné depuis la veille, tombe soudain. Comme pour nous dire que la partie est finie. C’était juste un jeu. Nous étions les jouets. Le Sarek, ce grand scénariste, se joue de nous, une fois de plus. Il nous a poussé dans le dos pour la sortie, et quelle poussée ! C’était un bel au revoir du Sarek.

Ancré au sol par la pulka et retardé au départ par une fixation gelée, Philippe n’avance pas aussi vite, il est, pour une fois, loin derrière. Dans cette traversée du dernier Lac, j’avais pris un peu de retard par rapport au groupe. J’étais seul, Il y avait une lumière magnifique, entre soleil et nuage. Le vent fort soulevait la neige comme une fine couche de brouillard. J’ai ressenti comme une charge d’énergie qui m’a fait crier « Merci le Sarek » !

 

Et puis …

Avant de partir, j’ai regardé le lac et les montagnes. Ça m’a donné le sentiment que le monde à découvrir était vaste, riche, à la fois de détails (dû à l’environnement relativement rude et austère, j’étais devenue plus attentive aux détails comme les différentes formes de neige, les quelques plantes ou animaux qui survivent) et d’étendues (des montagnes à pertes de vue, et dans toutes ces montagnes, un monde infini à découvrir). La densité des détails et l’immensité des étendues, cela m’est apparu comme terriblement généreux : la vie est diversifiée, omniprésente, les choses de la nature ont du sens pour elles mêmes, et c’est beau à regarder. Je crois que le dénuement arctique recrée le sentiment que la vie est sacrée.

Au lendemain de leur départ, je suis dans le bus vers Ritsem. Je vais rejoindre une bande d’ados partis hier avec Anne et Dom pour une autre traversée du Sarek, différente. Sur mon GSM, je découvre un SMS. Le numéro n’est pas encodé. Je ne sais pas qui l’envoie, mais je sais bien qu’à ce moment précis, j’ai compris que ma place était là et que j’allais continuer. «  Encore mille mercis à toi et au Sarek. Tu as agrandi ma vie. Cela sera inoubliable. »

 

Info : Geoffroy – www.Oukiok.org